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Page:Lacerte - Bois-Sinistre, 1929.djvu/54

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BOIS-SINISTRE

les vivants ; donc je continuerais à habiter ma présente demeure, nonobstant les… farces que jouait parfois le vent, en passant à travers les sapins.

Au lever du soleil le vent cessa de souffler, et vraiment, nous appréciâmes grandement le calme après la tempête.

XXVII

NUAGES À L’HORIZON


Quoique nous fussions devenues très ambitieuses, Mme Brasier et moi, et que nous eussions à cœur de faire beaucoup d’argent, en vue du futur orphelinat, nous ne voulions pas devenir tout à fait esclaves de notre ouvrage. Nous travaillions ferme presque chaque soir et pendant une heure ou deux l’avant-midi ; mais dans l’après-midi, nous prenions congé, pour ainsi dire, et nous aimions à flâner dans les jardins, ou dans la forêt de fougères ou dans le petit bois. D’autres fois, nous partions en voiture et allions faire quelqu’excursion aux alentours, ou visiter nos amis.

Comme nous ne tenions pas à sortir, le soir, nous nous retirions dans l’atelier (lorsque nous étions seules, bien entendu) et nous encadrions des images… à moins que nous ne lisions quelque livre intéressant, dans ce cas, nous nous installions dans la bibliothèque ou dans la salle d’entrée et nous nous amusions comme bon nous semblait.

Rocques Valgai venait assez régulièrement nous rendre visite, quoique nous ne le voyions pas tout à fait aussi souvent que dans les premiers temps où nous avions fait connaissance avec lui. Il est vrai qu’il était très occupé à peindre le portrait de Béatrix Tourville, nous avait-il dit. Dans tous les cas, il venait nous voir sans cérémonie, quand bon lui semblait, et toujours il était le bienvenu.

Un mois se passa, sans incidents dignes d’être mentionnés. Nous nous accoutumions, petit à petit, à Bois Sinistre, et quoique je soupirasse encore parfois, au souvenir des Pelouses-d’Émeraude, je m’étais attachée à ma nouvelle propriété.

Un après-midi, je proposai à Mlle Brasier que nous allions rendre visite à Mme Martigny, une dame que nous avions rencontrée chez les Beaurivage, un soir, et à qui nous avions promis une visite.

Mme Martigny était une personne délicate de santé, dont le visage, quoique joli, était toujours infiniment triste. Le fait est que la vie n’était pas riante pour elle tous les jours. Pauvre femme ! Je la plaignais de tout mon cœur ; elle m’inspirait une grande et réelle sympathie.

M. et Mme Martigny était le couple le plus mal assorti qui soit au monde ; lui, grand, corpulent, au visage dur (au cœur dur aussi, prétendait-on) brusque de manières, ne connaissant seulement pas la signification des mots : délicatesse et tact ; elle, petite de taille, excessivement frêle ; de plus, une sensitive : de fait, sensitive comme une fleur.

Donc, entre son mari qui, assurément ne la comprenait pas, et son fils Cyril (son seul enfant), qui, quoiqu’il fût bien jeune encore, était déjà très bien (trop bien) connu dans le monde des joueurs de profession. Mme Martigny menait une triste vie. Parfois, Cyril, qui demeurait à la ville, venait rendre visite à ses parents ; mais ces visites avaient toujours le même but : se procurer de l’argent, afin de pouvoir continuer sa vie de débauche.

— Mais, chère Mme Duverney, m’avait dit Mme Martigny un jour, je devrais me considérer chanceuse maintenant, au prix du temps où le frère de mon mari, Aurèle Martigny, demeurait avec nous… Aurèle, vous savez ressemble à son frère, mon mari, comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau ; ils ont les mêmes dispositions, le même caractère aussi ; seulement, il est plus difficile de s’entendre et de s’arranger avec Aurèle qu’avec mon mari.

— Ainsi, M. Aurèle Martigny, dont j’ai entendu parler déjà, ne demeure plus avec vous ?

— Non. Oh ! non ! Et que Dieu en soit béni et remercié !

— Est-il marié, votre beau-frère ? avais-je demandé.

— Il est célibataire… Il demeure dans une petite ville, à près de deux cents milles d’ici. Dieu merci !… Il s’est fait construire une maison, un véritable palais, dans lequel il vit seul avec ses domestiques ; ces derniers, tous des Noirs…

— Des Noirs ?… Des nègres, vous voulez dire, Mme Martigny ! s’exclama Mlle Brasier.

— Précisément des nègres, Mlle Brasier,