répondit Mme Martigny en souriant. Des nègres, d’apparence… sinistre, repoussante… Brrr !
— Mais, pourquoi se faire servir par des nègres, je vous le demande ! s’écria Mlle Brasier. Il y a assez de blancs, de par le monde, qui sont sans emploi, sans travail, ce me semble !
— Voyez-vous, expliqua Mme Martigny, mon beau-frère vise à l’originalité ; il aime qu’on dise de lui : « Aurèle Martigny ! Quel type original » !
— Ah ! Bah ! fit Mlle Brasier en haussant les épaules.
— Dans tous les cas, j’ai passé trois jours dans le… palais de mon beau-frère, l’année dernière, en compagnie de mon mari, et je vous dirai bien que j’étais presque morte de peur.
— Je le crois sans peine ! s’écria Mlle Brasier. Ces nègres…
— Et, savez-vous, si j’étais Aurèle Martigny, j’aurais une excessive peur de l’un de ces nègres, qui lui sert de valet ; un colosse, dont le nom est certainement peu… rassurant…
— Peu rassurant, dites-vous ?…
— Je dis « peu rassurant », car ce valet d’Aurèle Martigny a nom Caïn.
— Caïn ?… Nom très suggestif, en effet ! m’écriai-je… Alors, votre beau-frère doit être riche, très riche même ?
— Il est, en effet très riche… Je présume qu’un de ces jours, quelque pauvre jeune fille deviendra éperdument éprise de… la fortune d’Aurèle Martigny et qu’elle l’épousera… Bien, je la plains, celle-là, et que Dieu lui vienne en aide, la pauvre enfant !
« Site-Morne » ; tel était le nom de la propriété des Martigny. Site-Morne était un imposant domaine ; mais il était certainement… morne… et il eut été difficile de trouver un endroit plus ennuyant, plus déprimant, au monde. La maison, que quelques-uns nommaient « le manoir », était une immense et… prétentieuse résidence en pierre de taille, comme il s’en voyait peu dans les environs, et entourée de vaste terrains (on eut dit un parc privé), sur lequel s’élevaient, d’endroit en endroit, d’énormes rochers gris ou noirs.
Site-Morne était sur les bords du Lac Judas, tout comme Bois Sinistre, mais deux milles plus à l’ouest. Tout comme à Bois Sinistre aussi, Site-Morne était construit sur une sorte de cap s’avançant dans le lac, dont l’ossature de rochers noirs comme de l’encre, plongeait dans l’eau, à plus de trente pieds de profondeur. Ces rochers, qui s’étendaient ensuite sous les eaux du lac, formaient une chaîne de brisants. Nuits et jour, on entendait à Site-Morne le bruit des vagues passant par dessus et à travers ces brisants, et ce bruit, semblable à celui de rapides ou de chutes d’eau, ce bruit continuel des flots mugissants, cela portait terriblement sur les nerfs.
Comment Mme Martigny, cette femme sensible et nerveuse, pouvait-elle endurer le bruit continuel que faisaient ces rapides et ne pas perdre la raison ? C’était certainement assez pour porter à une dangereuse mélancolie ! Quiconque passait une heure à Site-Morne en revenait l’âme et le cœur attristés, navrés. Je le répète : pauvre, pauvre Mme Martigny !
Quatre heures sonnaient lorsque nous fûmes introduites dans le salon de Mme Martigny, Mlle Brasier et moi, en ce jour dont nous parlions plus haut. Elle ne nous attendait pas, mais elle nous reçut fort cordialement et avec une joie évidente.
— Quelle splendide idée vous avez eue de venir me rendre visite ! s’exclama-t-elle, en nous apercevant. Je suis seule, depuis hier soir ; mon mari étant parti en voyage, pour toute une semaine.
— Toute une semaine ! Vraiment ?
— Oui… Mon intention était de passer ce temps chez ma sœur, mon unique parente, qui est mariée, comme vous le savez. Mais elle est partie, elle-même, ce matin, passer le reste de l’été chez son beau-père. J’en suis tellement déçue ! Car, ce n’est pas bien gai Site-Morne, quand on y est seule avec ses domestiques, je vous l’assure !
La voix de Mme Martigny trembla et je vis ses yeux se remplir de larmes.
— Chère Mme Martigny, lui dis-je, pourquoi ne venez-vous pas passer la semaine avec nous, à Bois Sinistre !
— Vous m’invitez ! Vraiment ? s’écria-t-elle, et je vis que mon invitation lui était fort agréable.
— Si je vous invite ? fis-je. Bien sûr ! Et vous serez la bienvenue mille et mille fois !
— Que c’est aimable à vous… commença-t-elle.
— Allons, vite ! repris-je. Faites préparer votre valise et venez !