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BOIS-SINISTRE

me fixaient ! J’essayai de regarder ailleurs ; même, je changeai de place… Mais, nécessairement, à cause de la manière dont le portrait était peint, ses yeux suivaient fidèlement tous mes mouvements… Il y avait certainement quelque chose de sinistre dans ce portrait, car, si vous persistiez à le regarder, il vous semblait que le visage changeait d’expression parfois, quoique les yeux demeurassent toujours durs et moqueurs…

Soudain, je frissonnai… Je ne pouvais plus endurer d’être seule dans le studio, avec ce portrait de mon ancêtre en face de moi… c’était comme si je me fusse trouvée tout à coup enfermée dans une chambre mortuaire, toute seule avec un cadavre… J’étais, inutile de le dire, un peu fiévreuse, étant menacée de l’influenza, ayant même une légère attaque de cette maladie ; mon sang coulait dans mes veines comme un liquide glacé, tandis que mon visage était brûlant. C’est pourquoi je me sentais toute énervée ce soir… Je fus prise d’une grande envie de crier, d’appeler à l’aide… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Étais-je en passe de devenir superstitieuse… comme Prospérine par exemple ? J’espérais bien que non !

Eh ! bien, puisque le portrait de mon ancêtre m’effrayait tant, je n’avais qu’à quitter le studio, m’en aller dans une autre pièce… Pourquoi ne m’en allais-je pas ?

Mais, à la pensée que les yeux du portrait me suivraient, jusqu’au moment où j’aurais quitté le studio, je me sentis prise d’une ridicule peur. Une sorte de vertige me saisit… allais-je m’évanouir ?

Cependant, domptant le mieux possible les sensations que j’éprouvais, je me levai et me disposai à quitter la salle d’entrée. Fermant les yeux à demi, je tournai le dos au portrait et j’essayai quelques pas… Il me sembla que les yeux de mon ancêtre me transperçaient, de part et d’autre… Malgré moi je me retournai et regardai la malencontreuse peinture, et de nouveau j’eus une sorte d’éblouissement, de vertige… Mes jambes paraissaient trop faibles pour me supporter ; je tombai, presqu’évanouie sur un siège et j’éclatai en sanglots…

On sonnait à la porte d’entrée. Ç’a devait être le médecin !

Vite je m’essuyai les yeux, puis je demandai :

— Qui est là ?

— C’est moi… Rocques… Mme Duverney.

Oh ! Comme il était le bienvenu ce jeune ami à nous ! Je courus lui ouvrir.

— Vous êtes le bienvenu ! Des milliers de fois bienvenu, cher M. Rocques ! m’écriai-je, d’une voix encore remplie de larmes.

— Merci, Madame ! répondit-il. Comment vous portez-vous, Mme Duverney ? Je… J’espère que vous n’êtes pas malade ? Vous…

— Non, je ne suis pas réellement malade… mais… oui, je viens de… de pleurer… et pour rien encore ! fis-je en souriant.

— Vous venez de pleurer, dites-vous ! s’exclama Rocques. J’aime à croire qu’il n’y a rien qui va mal ici ; rien qui vous cause de la peine ou de l’ennui, je veux dire, chère Madame ?

— Rien du tout… Seulement, je viens d’avoir une forte attaque de spleen, M. Rocques, et puis, j’étais assaillie de pensées, d’idées quelque peu morbides… en face de ce portrait, fis-je en indiquant mon ancêtre.

— Le fait est qu’elle n’est pas réjouissante à contempler, répondit le jeune artiste, quoiqu’elle soit bien belle. Il n’y a pas à nier que ses yeux sont… étranges, pour le moins… Mais, chère Mme Duverney, si cette peinture vous énervait, pourquoi n’avez vous pas changé de pièce pour y passer la veillée ; le salon, l’étude, la bibliothèque…

— Oui, je sais… mais je ne pouvais me résoudre à tourner le dos au portrait… Il me semblait… Ah ! je ne saurais vous expliquer ce que je ressentais… Cependant, tout cela est passé maintenant, puisque vous avez eu la charmante idée de venir me tenir compagnie, M. Rocques.

— Vous êtes malade, je le crains… murmura-t-il.

— Non ! Non ! Je vous assure que non !

Mlle Brasier… Où donc est-elle ?

— Elle dîne chez les Foret, ce soir. Je ne tenais pas à l’accompagner…

— Parce que vous ne vous sentiez pas bien, j’en suis sûr ?

— J’ai pris un rhume, dont je ne parviens pas à me débarrasser, tout simplement.

— Tout simplement, dites-vous, Mme Duverney ? Mais ! Ne savez-vous pas qu’il n’est de pire qu’un rhume négligé ?

— J’attends le médecin ce soir, dis-je.