— Ah ! Tant mieux !
— Tenez, M. Rocques, retirons-nous dans l’étude, voulez-vous ? Nous nous y installerons confortablement et nous causerons ensemble comme de bons amis que nous sommes.
— Je ne demande pas mieux, assurément ! répondit-il.
Détournant la tête, afin de ne pas voir le portrait de mon ancêtre, en passant, je quittai le studio, suivi de Rocques.
— Et le portrait de Mlle Tourville ? demandai-je, aussitôt que nous fûmes rendus dans l’étude,
— Ça va bien, très bien, Mme Duverney ! De fait, j’espère en faire un chef-d’œuvre… Béatrix… Mlle Tourville, je veux dire…
— Eh ! bien, mon ami ? Qu’avez-vous à me… confier, au sujet de cette jeune fille ?
— Vous avez deviné, sans doute ? balbutia-t-il. Elle… Béatrix et moi… Je… je l’aime éperdument… Elle aussi, elle m’aime… elle me l’a avoué… Elle a promis de m’épouser…
— Vraiment ? m’écriai-je.
— Cela vous surprend, Madame, que Mlle Tourville ait daigné…
— Ce n’est pas cela, vous le pensez bien, M. Rocques ! m’exclamai-je. Vous valez mieux, infiniment mieux, que tant d’autres jeunes gens de mes connaissances… Mais, M. Tourville, le père de Béatrix ? Approuve-t-il du choix de sa fille !
— Oh ! Lui ! répondit Rocques, comme si le père de Béatrix ne comptait guère dans cette affaire : comme si ça ne le concernait pas enfin.
— Sait-il ce qui se passe, au moins ? demandai-je.
— Non, il ne le sait pas… Nous n’avons pas jugé à propos de le mettre au courant, pour dire la vérité… pas encore, dans tous les cas. Béatrix m’a dit que son père ne lui avait jamais rien refusé de sa vie : donc, je parlerai à M. Tourville, sous peu.
— Il ne consentira jamais, M. Rocques, jamais ! m’écriai-je.
— Parce que je suis si pauvre, tandis qu’il est si riche, vous voulez dire, Mme Duverney ? demanda-t-il.
— Oui, c’est là exactement ce que je veux dire, mon jeune ami.
— Je travaillerai… je travaillerai sans trêve et sans répit, vous savez, Madame, et M. Tourville…
— Jamais il ne consentira à vous donner sa fille en mariage, mon pauvre M. Rocques, jamais ! répétai-je. Aussitôt qu’il apprendra ce qui se passe il trouvera moyen d’y mettre le holà… même, je ne serais pas étonnée s’il ne vous permettait pas de finir le portrait de Béatrix, que vous êtes à peindre. Ce n’est pas un homme… ordinaire que M. Tourville, prétend-on. L’argent c’est son dieu… et comme vous n’en avez pas…
— Eh ! bien, en ce cas, chère Mme Duverney, nous y sommes résolus, Béatrix et moi, nous nous enfuirons tous deux… et nous nous marierons sans le consentement de M. Tourville : voilà !
XXIX
LA DÉCISION DE M. TOURVILLE
Il était assez tard, lorsque Rocques parla de quitter Bois-Sinistre, ce soir-là.
Vers les neuf heures et demie, Mlle Brasier était revenue à la maison en voiture, avec le Docteur et Mme Forêt. Le médecin en profita pour me tâter le pouls, m’ausculter les poumons et le cœur, déclarant ensuite que j’avais un commencement d’influenza, qu’il allait détourner tout de suite. Naturellement, il voulut que je me misse au lit ; mais à cette prescription, j’avais fait une moue si prononcée qu’il avait secoué la tête en riant ; il s’était attendu à ce que je ne lui obéisse pas sur ce point.
Après le départ des Foret, Mlle Brasier, Rocques et moi, nous continuâmes à veiller ; si tard même, que nous gardâmes le jeune artiste à coucher ensuite, vu qu’il demeurait si loin de Bois-Sinistre.
Ma compagne et moi, nous donnâmes de sages conseils à Rocques, en ce qui concernait ses démêlés avec M. Tourville ; entr’autres choses, nous lui recommandâmes d’attendre que le portrait de Béatrix fut peint, avant d’entretenir M. Tourville de ses sentiments envers sa fille, son enfant unique, sa future héritière. Je pressentais, me disais-je, ce qui arriverait : M. Tourville, en apprenant que l’artiste pauvre avait osé courtiser sa fille, lui intimerait l’ordre de ne plus mettre le pied aux Pelouses-d’Émeraude et il s’arrangerait pour qu’il n’y eut aucune communication, ni par lettres, ni autrement, entre les deux jeunes gens…