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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Ô ciel ! fit l’aveugle, voyant, sans doute, par l’imagination, cette femme que Mme Francœur venait de lui décrire.

— Je vous dis, Mlle Annette, continua la maîtresse de pension, Étienne, mon mari, et moi, nous avons failli nous évanouir de peur, la première fois que nous avons aperçu cette négresse !

— Je vous crois sans peine ! s’exclama la jeune fille.

— Pour parler franchement, mais là, franchement, je n’aime pas cela moi, des Noirs… Ce n’est pas du monde comme nous autres… et je ne comprends pas comment Mlle d’Azur peut tolérer Salomé auprès d’elle continuellement, ainsi qu’elle le fait…

— Quelqu’un vient d’entrer dans la cuisine, Mme Francœur, interrompit Annette.

— C’est Salomé, annonça Mme Francœur, entre haut et bas. Heureusement, elle ne comprend pas un traître mot de français ! (Elle croyait cela, cette bonne Mme Francœur) !

En pénétrant dans la cuisine, la négresse aperçut immédiatement Annette, dont l’extraordinaire beauté lui fit jeter un cri d’admiration et d’étonnement. Elle fronça les sourcils, puis elle fit mine de s’approcher de la jeune fille.

Sans doute, Salomé était dans les confidences de sa jeune maîtresse : elle devait savoir pourquoi celle-ci avait résolu de prolonger son séjour à W… Elle connaissait probablement alors, les sentiments de sa chère Miss Luella envers M. Ducastel. C’est pourquoi, en apercevant cette jeune fille, causant intimement avec Mme Francœur, elle la reconnut tout de suite, d’après la description qu’on lui avait faite de l’aveugle. Elle savait, cette brave Salomé, que sa maîtresse détestait la pauvre affligée, à cause de sa douceur et de sa beauté, qui paraissaient tant charmer celui sur lequel elle avait daigné jeter son dévolu, elle, Luella, la fille du millionnaire.

La jeune aveugle paraissait tout à fait chez elle, chez les Francœur ; elle avait enlevé son chapeau et son manteau, comme si elle était installée pour la journée… Miss Luella n’aimerait pas cela ! Bien sûr qu’elle n’aimerait pas cela !

Curieuse et inquiète, Salomé voulut s’approcher tout près de l’aveugle, pour l’observer mieux… Annette, entendant les pas de la négresse, ne put réprimer un léger cri… que Guido entendit… et comprit. Le chien vint se placer devant sa petite maîtresse, et quand la négresse fut à proximité de la jeune fille, il gronda et lui montra les dents.

Salomé eut peur. Ses yeux blancs roulèrent dans leurs orbites et elle se recula hâtivement ; mais bientôt, haussant les épaules elle eut un sourire… étrange, qu’Annette, heureusement. ne put voir et que Mme Francœur ne comprit pas.

Ayant préparé une tasse de thé pour Miss Luella, la domestique quitta précipitamment la cuisine ; elle avait, probablement, bien des nouvelles à apprendre à sa jeune maitresse.

Vers midi et quart, lorsque Yvon entra dans la salle à manger, il fut à la fois surpris et heureux d’y apercevoir Annette.

— Annette ! Ma petite amie ! s’écria-t-il. Quel bonheur de vous voir ! S’emparant de la main de la jeune aveugle, il la garda longtemps dans la sienne.

La porte de la salle s’ouvrit et Luella parut sur le seuil. Apercevant ensemble les deux jeunes gens, Yvon tenant la main d’Annette, et se souriant comme de bons amis qu’ils étaient, elle eut un mouvement d’impatience et de mécontentement et ses lèvres devinrent très blanches, signe d’émotion poussée à l’extrême, chez elle, on a dû le remarquer.

— Ah ! Oui ! L’aveugle… murmura-t-elle. Salomé m’avait avertie, il est vrai… ça n’en est pas moins désagréable, tout de même. Que je la hais cette jeune fille ! Que je la hais !

Richard d’Azur étant arrivé, on se mit à table ; c’est-à-dire que Luella et son père s’attablèrent. Quant à Annette, Yvon la conduisit à son siège, entre lui et Mme Francœur. Alors, la fille du millionnaire ne put contenir plus longtemps sa rage ; elle demanda, s’adressant à l’aveugle :

— Est-ce que vous ne vous trom-