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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

on, de part et d’autre, au moment où Richard d’Azur et sa fille, accompagnés d’Yvon, se disposaient à franchir la porte d’acier de la Ville Blanche…

— Rendez-vous chez Mme Francœur alors, à trois heures, jeudi après-midi, n’est-ce pas, M. Jacques ?

— Certainement ! J’avertirai M. et Mme Foulon… et tu peux compter sur nous, mon garçon, car nous ne parlons que de notre excursion à la Ville Noire les Foulon et moi… Patrice aussi.

Et tandis que les trois hommes échangeaient ces paroles d’adieu, ou plutôt d’« au revoir », ce bon Patrice trouvait le moyen de s’approcher de la monture de Luella, et sous prétexte d’ajuster l’un des étriers, il lui dit, entre haut et bas :

Mlle d’Azur, défiez-vous d’Annette, l’aveugle !


Chapitre IX

L’INSULTE


Il pleuvait…

Ce n’était pas une pluie torrentielle, mais fine et persistante, qui avait le don d’agacer les nerfs et d’occasionner le plus horrible spleen.

La pluie, à W…, ce n’était pas gai, et pour qui ne trouvait pas à s’occuper, c’était fort déprimant. Impossible de sortir, d’ailleurs, à moins d’y être contraint par la plus grande nécessité. On peut braver l’eau du ciel, quand elle tombe, limpide et claire ; mais on ne saurait songer à se promener sous l’averse, dans ces villes minières. C’est une eau grise, qui coule dans les rues ; la poussière de charbon, détrempée, se répand en petits ruisseaux, descendant des toits des maisons et des vérandas, et de cette eau sale personne ne tient à être inondé.

On était au mardi. Entre sept et huit heures du matin, il y avait eu une éclaircie. Même, le soleil s’était montré, brillant, mais brûlant ; trop brûlant pour présager rien de bon ni de durable, affirmaient ceux qui prétendaient s’y connaitre.

En effet ; vers les huit heures et quart, la pluie s’était remise à tomber.

Mais, Annette, trompée par l’apparition du soleil, avait quitté la Maison Grise, à l’heure habituelle, en route pour W… À peine s’était-elle installée au coin d’une rue pour chanter, que la pluie avait repris, de plus belle. N’étant pas éloignée de la maison des Francœur, l’aveugle se dirigea de ce côté, avec l’intention de se mettre à l’abri, sous la véranda. Elle n’y resta pas longtemps, car Mme Francœur, étant sortie pour secouer un tapis, avait aperçu la jeune fille ; inutile de le dire, vite, elle l’entraîna dans la maison.

— Venez, chère Mlle Annette, avait-elle dit, en conduisant l’aveugle dans la cuisine et la faisant asseoir près du poêle, dans lequel brûlait un feu doux, fort appréciable, à cause de l’humidité qui régnait dehors.

— Vous êtes trop bonne, Mme Francœur ! La pluie va cesser et…

— Cesser ?… C’est pris pour la journée, je crois ; pour tout l’avant-midi, du moins. Restez avec moi un brin, Mlle Annette. Il y a longtemps que nous n’avons eu l’occasion de causer ensemble, vous et moi ; je vous garde à dîner, c’est entendu !

— À diner ?… Oh ! non, chère Mme Francœur !… Ces étrangers, que vous avez en pension ici…

— Eh ! bien ?… Ce n’est pas eux qui doivent vous gêner, pour sûr, puisque vous ne les connaissez pas.

— Je connais Mlle d’Azur, répondit Annette, non sans éprouver un frisson intérieur, car, elle lui faisait peur, presque… la fille du millionnaire à la pauvre aveugle.

— Ah ! oui ! Mlle d’Azur… L’idole de son père… L’idole aussi de Salomé.

— Salomé ?…

— La domestique de M. et Mlle d’Azur… ou, plutôt, la servante attachée au service personnel de Mlle d’Azur ; une négresse…

— Une négresse ! s’écria Annette, en pâlissant légèrement.

— Oui, chère enfant ; une négresse, du plus beau noir… Une femme de plus de six pieds, pesant au-delà de deux cents livres, dont les yeux, blancs, par contraste à son visage, roulent sans cesse dans leurs orbites, et dont la bouche est un vrai four…