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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

un devoir (un rude devoir, il ne pouvait se le cacher à lui-même) à remplir, ce soir-là ; il lui faudrait demander Mlle d’Azur en mariage… quand son cœur et ses pensées appartenaient à une autre !

— Ô Annette ! se disait-il, tout en se dirigeant vers sa maison de pension. Annette ! Si je n’étais persuadé que vous en aimez un autre que moi… que vous êtes la fiancée de M. Jacques, le sacrifice que je suis obligé de faire serait trop grand… Je fermerais l’oreille à la voix du devoir… Je me contenterais de remercier Mlle d’Azur de tout ce qu’elle a fait… et ce serait tout… Mais vous ne m’aimez que d’amitié, Annette, douce enfant, et quoique cette pensée me déchire le cœur, elle rend mon sacrifice moins intolérable…

Un aboiement joyeux interrompit ses réflexions. S’étant retourné, il aperçut Guido, conduit en laisse par Annette. « En pensant aux anges on en voit les ailes », souvent.

— Annette ! s’écria-t-il. Ô ma petite amie ! Il y a des siècles et des siècles que je ne vous ai vue, ce me semble !

— Je ne suis venue en ville que deux ou trois fois, depuis le « désastre », répondit-elle.

— Vraiment ! Vous n’avez pas été malade, Annette ?

— C’est grand-père qui a été indisposé. Je n’ai pu le quitter, naturellement… dit la jeune aveugle. Comment vous portez-vous maintenant, M. Yvon demanda-t-elle ensuite.

— Merci, ma petite amie, je me porte bien… Encore un peu moulu, sans doute, reprit-il en souriant ; mais, après mon expérience, ce n’est pas du tout étonnant.

Et… Mlle d’Azur ? fit poliment Annette.

Mlle d’Azur se rétablit promptement. Elle va pouvoir quitter sa chambre ce soir et veiller au salon avec nous, me dit-on… Mais n’est-ce pas extraordinaire ce qu’elle a fait cette jeune fille, Annette ? Elle est si délicate, si frêle…

— Une naine… murmura entre ses dents la jeune aveugle. Mais Yvon ne l’entendit pas.

— La pauvre enfant a été vraiment admirable… Ne trouvez-vous pas ?

— Sans doute ! fit Annette, sans le moindre enthousiasme.

Le jeune homme jeta un coup d’œil étonné sur sa « petite amie ».

Mlle d’Azur est devenue une véritable héroïne… répliqua-t-il.

— Mais, n’est-ce pas quelque peu mystérieux ce sauvetage qu’elle a opéré ? suggéra l’aveugle, d’un ton décidément froid.

— C’est miraculeux plutôt, dit Yvon. Pour ma part, je ne pourrai jamais oublier ce qu’a fait pour moi Mlle d’Azur.

— Ah ! non ! Bien sûr que non !

— Retourniez-vous chez-vous, ma petite amie ?

— Oui, M. Yvon. Les jours raccourcissent déjà et je n’aimerais pas à me promener tard, dans le Sentier de Nulle Part.

— Je le crois bien ! s’exclama notre jeune ami. Me permettrez-vous de vous escorter jusque chez-vous, Annette ?

— Impossible, M. Yvon !

— Impossible ? Pourquoi donc ?

— La dernière fois que je suis venue à W…, j’ai rencontré, presqu’à moitié chemin, sur le Sentier de Nulle Part, mon grand-père.

— Vraiment ? Mais, je croyais que M. Villemont ne quittait, que très rarement la Maison Grise ou ses environs ?

— Rarement, oui… Je ne sais pas comment il se fait que… C’est comme s’il avait soupçonné quelque chose… Dans tous les cas, j’ai été vraiment effrayée en reconnaissant son pas, puis sa voix, je vous l’assure, M. Yvon !… Si j’avais été en votre compagnie… Je tremble, rien qu’à la pensée de ce qui serait arrivé.

Tout en causant, ils étaient parvenus à l’entrée du Sentier de Nulle Part. Annette, instinctivement, s’arrêta.

— Il faut donc que nous nous séparions ici. Annette ! s’écria Yvon.

— Oui, il le faut.

— Adieu donc, ma petite amie ! fit-il d’une voix tremblante.

— Pourquoi « adieu » ? demanda-t-elle en souriant. Est-ce que… est-ce que vous… vous partez ?

— Non ! Non ! Au revoir Annette !

— Au revoir M. Yvon !