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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Vous croyez, père ?

— J’en suis presque positif.

— Ah ! Espérons que vous ne vous trompez pas !… En attendant, ne quittons pas cette maison, sous aucun prétexte, et tenons-nous loin des fenêtres. Tu as compris, Salomé ?

— Bien sûr que j’ai compris, Mlle Luella ! Fiez-vous à Salomé ; rien au monde ne la ferait sortir de cette maison, ni t’approcher trop près des fenêtres, avant le départ du cirque, rien !

— Ne te décourage pas, Luella, dit Richard d’Azur, en posant sa main sur le front de sa fille. Jacobin ne t’occasionnera aucun ennui. Il quittera W… demain, sans se douter même que tu es ici. D’ailleurs sous le nom de d’Azur, comment pourrait-il découvrir qui nous sommes, à supposer qu’il entendit parler de nous… ce qui n’est guère probable ?

Mais rendu dans sa chambre, Richard d’Azur se mit à marcher de long en large, les mains derrière le dos signes certains, chez lui, d’une grande préoccupation.

Il songeait au passé… à la Route Noire, qu’il avait habité si longtemps, alors qu’il portait son véritable nom : celui de Hynes… et que Luella était connue sous le nom d’Alba… La Route Noire… Pouvait-il y songer sans frissonner ?… Leur maison… proprette, il est vrai, mais si pauvre, si pauvre !… Leur voisinage… ces gens à moitié civilisés qui les entouraient… Et dans cet horrible milieu, Alba…. Alba Hynes… l’idole de son père, recevant une instruction et une éducation supérieures, en vue de l’avenir… du présent plutôt, pensait-il… Puis, un jour, à jamais inoubliable, inoublié, la pauvre petite apprenant, par une conversation entre deux étrangers, des choses… des choses que son père eut voulu lui cacher toujours… Le désespoir de sa fille… puis sa promesse, à lui, Richard Hynes, de faire fortune un jour, bientôt, et d’emmener son unique enfant loin, bien loin de la Route Noire… et de son assez sinistre environnement… Promesse qu’il avait tenue d’ailleurs…

Aujourd’hui, il avait pris le nom de d’Azur ; sa fille, celui de Luella… « Richard d’Azur, ancien professeur de minéralogie, à l’Université de Chicago » comme c’était gravé sur ses cartes de visites… Le hasard les avait conduits à W…, sa fille et lui…, loin, très loin de la Route Noire de sinistre mémoire… Mais Jacobin, l’ex-compagnon de jeux de Luella… ou plutôt d’Alba, celui qu’elle craignait par-dessus tous au monde, à cause des sentiments qu’il ressentait pour elle et qu’il avait essayé, en plus d’une occasion, de lui exprimer ; Jacobin donc, engagé dans un cirque, les avait rejoints… Il est vrai qu’il était loin de se douter, ce garçon, que celle qu’il aimait… ou, du moins, qu’il avait tant aimée, était dans la même ville que lui, en ce moment…

— Pourquoi nous inquiéter ainsi ? se dit soudain Richard d’Azur. Jacobin aura quitté W… demain matin. Nous n’avons qu’à nous confiner à la maison jusqu’à son départ et tout ira bien.

Mais ce jour si mal commencé, était destiné à mal finir.

Malgré qu’elle eût pleuré une partie de l’après-midi et qu’elle fut bien mal disposée, Luella insista pour se rendre à la salle à manger à l’heure du souper. Salomé essaya de raisonner un peu sa jeune maitresse… ce fut en vain.

— Vous avez l’air si lasse, Mlle Luella ! dit la servante. Vous allez retomber malade, si vous vous donnez d’inutiles fatigues ainsi.

— Je vais descendre, répondit la jeune fille avec entêtement. Je désire prendre place à table, avec mon fiancé et mon père.

— Si vous vouliez consentir à ce que je vous apporte votre repas dans votre chambre, chère Mlle Luella ! insista la négresse.

— Je vais souper avec mon fiancé. Salomé, je viens de le dire, je crois ! Et, tiens, va-t-en ! Tu m’impatientes, à la fin !

— Ne me permettrez-vous pas de vous habiller et de vous coiffer ?

— Non ! Sors d’ici, entends-tu !

Luella eut connaissance du retour d’Yvon ; elle l’entendit monter l’escalier conduisant à sa chambre, puis descendre à la salle à manger. Elle se disposa à aller l’y rejoindre.