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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

sant grimper dans les arbres, les faisant danser, etc., etc., au grand amusement de la foule qui les suivait.

Intéressée, Alba s’avança sur un petit pont reliant leur terrain au « grand chemin ». Un sourire erra sur ses lèvres, en voyant l’enthousiasme de la foule. Mettant la main dans sa poche de robe, elle y trouva des sous qu’elle remit aux propriétaires des ours ; ceux-ci saluèrent la jeune fille, puis ils continuèrent leur chemin, tout comme font les musiciens ambulants… aussitôt qu’ils ont reçu votre argent, ils passent outre et vont jouer ailleurs.

Alba se disposait à traverser le petit pont pour retourner chez elle, quand une conversation en français entre une dame et une jeune fille qui se trouvaient tout près d’elle, la cloua sur place. Ces personnes ne se gênaient guère pour parler ; dans ce milieu anglais, on ne risquait pas d’être compris, quand on parlait le français.

— Vois-tu cette jeune fille ? demanda la dame à sa compagne.

Alba comprit qu’on parlait d’elle et elle prêta l’oreille. Mal lui en prit, car les remarques qu’on fit sur son compte l’affectèrent d’une façon extraordinaire : ses yeux se remplirent d’une frayeur étonnée et ses lèvres devinrent blanches comme de la cire… Elle porta la main à son cœur et à son front, se sentant prise d’étourdissement… Allait-elle perdre connaissance, là, sur la route, sous les yeux de ces deux femmes qui venaient de parler d’elle et qui la regardaient si curieusement, ne se doutant pas, certes, qu’elles venaient de lui briser le cœur ?

D’un pas chancelant, elle se dirigea vers sa demeure… Comme à travers un voile opaque, elle aperçut Salomé, qui accourait au-devant d’elle ; évidemment, la négresse avait été très inquiète au sujet de sa jeune maîtresse et elle était venue s’assurer que celle-ci ne s’était pas éloignée de leur terrain.

— Salomé ! Salomé ! cria Alba, au moment où la servante arrivait auprès d’elle. Dis-moi… Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Puis elle s’évanouit.


Chapitre III

UN RÊVE QUI SE RÉALISE


Enlevant la jeune fille, comme si elle eut été une plume, Salomé l’emporta dans la maison et la déposa sur le canapé de la salle d’entrée.

Courant ensuite à la cuisine, la servante ouvrit une armoire, de laquelle elle retira une bouteille de cognac. Toujours courant, elle retourna dans la salle et s’agenouillant auprès du canapé, elle humecta de la boisson les lèvres et le front de la jeune fille, puis elle lui frotta les mains et les poignets, afin de rétablir la circulation du sang. Mais Alba restait toujours évanouie.

Quiconque eut jeté les yeux sur la négresse, eut été fort étonné de l’expression navrée de son visage. Les Noirs, c’est reconnu, sont généralement très attachés à leurs maîtres, lorsque ceux-ci les traitent bien, et Salomé devait aimer excessivement sa jeune maîtresse pour éprouver un tel désespoir de son état actuel.

— Petite ! murmurait-elle. Ô chère adorée petite !… Ouvrez vos yeux, enfant et regardez Salomé, qui a le cœur meurtri de vous voir souffrir ainsi !

Elle sanglotait la pauvre femme. Elle étreignait la jeune fille sur son cœur et des larmes pressées coulaient sur ses joues.

Et c’est alors qu’elle entendit s’ouvrir la porte de la maison ; Richard Hynes venait de pénétrer en sa demeure.

Apercevant sa fille, couchée, et auprès d’elle, la servante éplorée, il franchit, d’un bond, l’espace le séparant du canapé.

— Alba ! cria-t-il. Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle a perdu connaissance, répondit la négresse.

— Je le vois bien ! s’exclama Richard Hynes, d’un ton impatienté.

— Eh ! bien…

— Quelle est la cause de cet évanouissement ? demanda-t-il. Tu le sais, sans doute, Salomé ? Parle !

Sans avoir l’air le moindrement impressionné du ton sur lequel son maître lui parlait, elle répondit froidement :