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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Quelque chose l’a effrayée la pauvre petite… Je ne sais ce que c’est… Elle a quitté le terrain… Elle s’est avancée sur la route… Ce qu’elle a vu ou entendu là…

— Alors, c’est toi qui es en faute, ma bonne Salomé ! T’ai-je assez recommandé de ne pas perdre cette enfant de vue ?… Tu connais mes raisons, pour prendre tant de précautions ; cependant…

— Ce qui est fait est fait, répondit, en soupirant, la servante. Je donnerais ma vie, cent fois, pour lui épargner la moindre peine, à la pauvre chère petite, ajouta-t-elle, en pleurant. Pourtant, vous ne pourrez pas la retenir prisonnière dans votre maison, ou sur votre terrain, pour le reste de ses jours ; infailliblement…

— Ah ! Tais-toi ! Tais-toi, et sors d’ici ! Je veux être seul avec ma fille. Sors, entends-tu, Salomé !

La négresse, toujours agenouillée près du canapé, étreignit Alba dans ses bras et déposa un baiser sur son front, puis elle éclata en sanglots.

Les poings serrés, fou de colère, Richard Hynes se précipita vers elle ; on eût cru qu’il allait la frapper.

— Tu oses, misérable ! cria-t-il. Tu oses poser tes lèvres sur le front de ma fille !… Je te chasse… esclave !

— Essayez donc de me chasser, M. Hynes ! Il vous en coûtera plus cher que vous ne le supposez peut-être, riposta la négresse, au moment de quitter la salle d’entrée. Et que ça ne vous arrive plus de me traiter d’esclave, reprit-elle, sur un ton menaçant, car, je me vengerai, en dévoilant certains secrets que vous tenez tant à cacher !

Richard Hynes devint blanc comme une feuille de papier… Ses lèvres s’ouvrirent comme s’il allait parler, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche.

Aussitôt que Salomé fut sortie, il tomba assis sur un fauteuil et passa, à plusieurs reprises, son mouchoir sur son front, où perlaient quelques gouttes de sueur, puis il murmura :

— Dire que je suis, en quelque sorte, à la merci de cette femme… de cette négresse ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Salomé n’alla pas loin ; elle s’assit par terre et l’oreille collée à la porte séparant la cuisine de la salle, elle écouta… Quelques instants s’écoulèrent, puis elle entendit la voix de Richard Hynes qui disait :

— Alba ! Enfin ! Te voilà revenue à la connaissance de ce qui t’entoure !

— Père !… murmura la jeune fille. Mais le souvenir de ce qui s’était passé lui revenant, sans doute, elle s’écria : Ô père ! N’est-ce pas qu’elles ont menti ces femmes ?

— Quelles femmes, ma chérie ? Et qu’ont-elles dit ? demanda-t-il, inquiet.

— Elles ont dit… commença Alba en sanglotant. Oh ! Miséricorde ! Il me semble que je ne pourrai jamais me décider de répéter leurs paroles.

— Il faut tout me dire, à moi, ton père, chère enfant.

— Nous sommes seuls, bien seuls, tous deux, vous et moi ?

— Certes, oui !… Mais, attends un peu ; je vais aller voir ce qui se passe, de l’autre côté de cette porte.

Ci-disant, Richard Hynes se leva et se dirigea vers la cuisine.

Salomé avait entendu son maître se lever et elle avait couru se cacher dans l’escalier conduisant au deuxième palier. Heureusement pour elle, Richard Hynes n’eut pas l’idée de la chercher là.

Ce ne fut qu’une demi heure plus tard que la négresse osa retourner à la cuisine, sous prétexte de commencer à préparer le souper. La conversation qu’elle entendit alors, entre le père et la fille ne lui apprit rien de ce qu’elle aurait tant voulu savoir. La cause de la frayeur d’Alba, frayeur si grande qu’elle en avait perdu connaissance, devait rester un secret pour la servante, pendant longtemps encore ; pour toujours peut-être.

— Et vous jurez, père, qu’avant deux mois, vous aurez accumulé une fortune et que nous pourrons partir d’ici ? disait Alba, au moment où Salomé réintégrait sa cuisine.

— Je te le jure, ma fille !

— Alors, je veux que vous commenciez, dès maintenant à m’appeler par mon nouveau nom… Je vous l’ai dit, je vais changer mon