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L’OMBRE DU BEFFROI

faisions rimer ensemble les mots latins ou anglais.

— C’était plus sûr… sinon plus correct, répondit Gaétan, fort amusé.

— N’est-ce pas une fumée qu’on aperçoit, là-bas, M. Gaétan ? fit, soudain, Jasmin.

— Oui, et c’est la fumée d’une locomotive. Même, on entend le bruit du train ; il n’est pas loin, je crois.

— Sur quel train il vient ! s’écria Jasmin, qui, assurément, n’avait nulle intention de faire un calembour. Ça doit être un rapide, un « fast », comme on dit, par ici… Écoutez ! Le sifflet de la locomotive !

— Oui, elle siffle, parcequ’elle entrera bientôt dans le tunnel… Ah !…

Un cri avait retenti, cri terrible, lancé par une voix de femme. Gaétan se pencha au-dessus du tunnel, et il vit une chose qui fit dresser ses cheveux sur sa tête : dans le tunnel, courant de tous côtés, et criant, était une jeune fille. Affolée de peur, à cause du train qui s’approchait si vite, elle paraissait n’avoir pas tout à fait conscience de ce qu’elle faisait.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Gaétan, pâle, jusqu’aux lèvres.

— Elle est perdue ! s’exclama Jasmin.

— Elle va être broyée sous le train !

Mais, en un tour de main, Gaétan enleva le câble qu’il portait, enroulé autour de sa taille, puis, se penchant au-dessus du tunnel, il cria :

— Courage ! Je vais vous sauver ! Suspendez-vous à ce câble ! Vite ! Vite, pour l’amour du ciel !

La jeune fille l’entendit, et sans perdre un instant, elle se cramponna au câble, que Gaétan se mit aussitôt à tirer, aidé de Jasmin.

Il était temps ! À peine la jeune fille eut-elle été soulevée à quinze pieds de terre, que le train passa, comme un ouragan, avec un bruit infernal. Gaétan se dit que la pauvre enfant allait lâcher prise, dans sa frayeur. Mais non. Ce n’est que lorsqu’elle eut été déposée, en sûreté, sur un rocher, qu’elle s’évanouit.

Jasmin courut à une petite rivière, qui coulait, non loin ; celle que Marcelle avait nommée : « la Rivière des Songes », et il revint bientôt, apportant de l’eau dans un gobelet.

Gaétan humecta le visage et les mains de la jeune fille, puis il parvint à lui faire avaler quelques gouttes de cognac. Enfin, elle ouvrit les yeux : des yeux de la couleur des violettes.

— Le train ! Le train ! cria-t-elle, en cachant son visage sur l’épaule de Gaétan.

— Ne craignez rien, Mademoiselle, dit le jeune homme. Tout danger est passé. Vous avez été très courageuse et très brave !

La jeune fille se leva debout, et s’appuyant sur un rocher, elle s’écria :

— Monsieur, je me souviens, maintenant !… Le tunnel… Vous m’avez sauvé la vie !

— Toujours je remercierai le ciel de m’avoir conduit ici, à point pour vous sauver, Mademoiselle ! répondit Gaétan.

Qu’elle était belle cette jeune fille qui venait d’échapper à la mort ! Jamais Gaétan n’avait vu rien qui put être comparé à cette chevelure dorée, descendant plus bas que les genoux, à cette bouche mignonne, à ce teint admirable, à ces yeux de la nuance des violettes. Elle était vêtue d’une simple robe blanche, retenue à la taille par un ceinturon de couleur. À son corsage, et aussi formant une demi-couronne dans ses cheveux, étaient des muguets.

— Monsieur, reprit-elle, combien j’aimerais vous inviter à m’accompagner chez moi, et vous présenter à mon père ! Mais, je n’ose… Mon père, voyez-vous… il n’a que moi au monde ; s’il se doutait jamais du danger que j’ai couru, tout à l’heure, il serait continuellement inquiet à mon sujet.

— Je le crois sans peine ! répondit Gaétan.

— Mais, du fond du cœur, je vous remercie de ce que vous avez fait ! Jamais, non, jamais je ne l’oublierai !

— Mademoiselle, dit Gaétan, je comprends très bien que vous désiriez cacher à votre père ce qui s’est passé ; mais, je ne puis vous laisser retourner seule chez-vous et…

À ce moment, des aboiements se firent entendre, et bientôt arriva un énorme chien collie ; il se mit à folâtrer auprès de la jeune fille.

— Voici mon fidèle gardien, dit-elle, avec un sourire, qui découvrit une rangée de fines perles et qui creusa dans ses joues deux adorables fossettes. Adieu, Monsieur ! Ma reconnaissance sera aussi longue que la vie que vous venez de sauver !

Ce-disant, la jeune inconnue tendit la main à Gaétan. Celui-ci saisit cette main entre les siennes, non sans remarquer qu’elle était blanche et satinée, puis, se penchant soudain, il y mit ses lèvres.

Elle partit… et il ne la revit plus ; mais il se dit que son cœur entier appartenait à celle dont il venait de sauver la vie, quoiqu’il ignorât même son nom.

Tout ce qui restait à Gaétan pour lui rappeler cette aventure, c’était un petit mouchoir de toile, tombé du corsage de la jeune fille. Sur ce carré tout blanc, dans un coin, étaient brodées les initiales suivantes : « M. F. »


CHAPITRE III

LA REINE DU BAL


À l’une des extrémités du salon de Mme de Bienencour, un groupe est réuni, dans lequel nous reconnaîtrons nos amis.

À la droite de Mme de Bienencour est Marcelle, belle au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer. À côté de Marcelle est Dolorès, qui, elle aussi, fait son début ce soir, et quoiqu’en dise Mme de Bienencour, elle est plutôt jolie ; les yeux et le teint animés, elle ne saurait que plaire, à première vue. Henri Fauvet fait aussi partie du groupe, puis deux jeunes filles : Mlles Yolande et Jeannine Brummet, des connaissances de Marcelle et de Dolorès. Les demoiselles Brummet ont les cheveux roux ; toutes deux sont charmantes et fort populaires. Une dizaine de jeunes gens causent avec nos amis ; la conversation parait être très intéressante et très gaie.

L’orchestre n’a pas encore commencée à jouer, quoique les salons, la bibliothèque, l’étude, la serre, et même le boudoir de Mme de Bienencour soient remplis d’invités. Mais le violon et le violoncelle sont à se mettre au diapason : bientôt, sans doute, le bal battra son plein.

Soudain, au grand soulagement de la maîtresse des Terrasses, la porte du salon s’ouvre,