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L’OMBRE DU BEFFROI

TROISIÈME PARTIE


L’ÉTOILE DU NORD


CHAPITRE I

DE NOUVELLES CONNAISSANCES


Vers le milieu d’avril, cette année-là, une des plus terribles tempêtes que l’on puisse imaginer se déchaîna dans tout le Canada et dans quelques parties des États-Unis d’Amérique. Deux jours durant, la neige tomba, par flocons serrés, le vent souffla avec furie, soulevant et produisant une poudrerie telle, qu’on ne voyait plus ni ciel ni terre. De vraies montagnes de neige s’accumulaient ça et là, et quiconque était assez imprudent pour s’aventurer dehors, n’était pas certain de revenir sain et sauf à son foyer.

Dans le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue, sur la route, entre l’Eden, la propriété de Raymond Le Briel, et le Beffroi, la propriété de Henri Fauvet, ou eut pu entendre, vers les cinq heures du soir, et au plus fort de la tempête, un tintement de grelots. S’il nous eut été donné de pouvoir percer l’opaque rideau produit par la poudrerie, nous aurions aperçu un grand cheval noir, traînant, non sans une peine infinie, une large et confortable carriole peinturée en rouge, dans laquelle étaient un homme et deux jeunes filles : c’étaient le Docteur Carrol et ses deux filles, Olga et Wanda. Malgré leur nom à consonance anglaise, c’est en français qu’ils causaient.

Le Docteur Carrol venait de visiter un malade, qui demeurait à sept milles de l’Eden, du côté est, et comme il aimait, pardessus tout au monde, la société de ses deux filles, il les avait emmenées avec lui. Déjà, quand il avait quitté sa demeure, la neige commençait à tomber.

La propriété du médecin était désignée sous le nom de Grandchesne, à cause d’énormes chênes entourant la maison. De fait, on eut dit que la maison du Docteur Carrol avait été projetée d’en haut, pour arriver juste au milieu d’une véritable forêt de ces arbres. Grandchesne était à douze milles du Beffroi en allant vers l’ouest.

— Quelle tempête, mes enfants ! s’écria le Docteur Carrol, en s’adressant à ses filles. J’aurais du arrêter à l’Eden et demander l’hospitalité pour nous, à M. Le Briel, qui nous l’eut accordée de grand cœur.

— Retournons, alors ! suggéra Olga, l’aînée.

— Retourner ! Impossible, ma chérie ! D’ailleurs, nous sommes plus éloignés de l’Eden que du Beffroi, présentement, je crois.

— Oh ! oui, le Beffroi ! s’écria Wanda. Nous ne devons pas en être bien éloignés ; Bayard nous conduira vite jusque là !

— Pauvre Bayard ! Il est presqu’épuisé, à force de se frayer un chemin à travers ces bancs de neige, répondit le Docteur Carrol. Le danger, c’est que nous versions.

— Eh ! bien, si nous versons, nous n’aurons qu’à nous relever ! dit Olga en riant.

— Sans doute, Olga… si Bayard était disposé à nous attendre ; le danger ce serait qu’il prit le mors aux dents.

— Il n’irait pas loin !

— Bien sûr ! Mais il mettrait l’attelage en pièces, et alors…

— Si, au moins, le vent ne hurlait pas ainsi ! s’exclama Wanda. C’est cela qui est effrayant !

— Savez-vous, père, que je préférerais essayer de faire la route à pied, dit Olga. Descendons de voiture et essayons de nous frayer un chemin !

— Y penses-tu, ma pauvre enfant ! Bayard en a jusqu’au cou… Ah ! comment allons-nous passer à travers cet immense banc de neige ?… Du courage, mon brave Bayard ! dit le médecin à son cheval.

Bayard faisait de son mieux, mais il ne pouvait pas passer à travers des montagnes, fussent-elles de neige molle. Soudain, il s’arrêta, et malgré les encouragements de son maître, refusa de bouger.

Oh ! combien le Docteur Carrol eut désiré être seul, en cette extrémité ! Seul, il se serait peut-être résigné à passer la nuit sur la route, bien enveloppé, dans les robes de carriole, et c’eut été tolérable. Mais, ses filles, ses délicates jeunes filles !… Bientôt arriverait l’obscurité, et que deviendraient-ils ?… S’il avait pu juger un peu de la distance !… Était-on encore bien éloigné du Beffroi ?… Non, sans doute… Malheureusement, la poudrerie s’élevait comme un mur, et on pourrait passer à proximité de la résidence des Fauvet, sans même le savoir… Ensuite, entre le Beffroi et le Grandchesne, il n’y avait pas même un hangar, sous lequel on aurait pu s’abriter.

— Marche, Bayard ! commanda le médecin.

Le cheval fit un nouvel effort. Pauvre bête ! Bayard soufflait très fort ; évidemment, il était épuisé.

Mais le banc de neige fut franchi, et bien d’autres encore. À tout moment, le cheval s’arrêtait pour souffler. Le Docteur Carrol se sentait envahi par le découragement. Olga priait tout bas, et Wanda pleurait…

Soudain, six coups distincts tintèrent, dominant le bruit du vent.

— La cloche du Beffroi, qui sonne six heures ! cria Olga.

— Là ! À notre gauche ! fit Wanda.

— Loué soit Dieu ! dit pieusement le médecin.

— Nous devons être très près du Beffroi, pour que le son de la cloche nous parvienne si distinctement, au milieu de la tempête ! s’exclama Olga.

— Ah ! voici le chemin qui tourne à gauche, et… Non, je ne me trompe pas ; cette masse confuse, c’est le Pont du Tocsin ! fit le Docteur Carrol.

— Une lumière ! Une lumière ! dit Wanda.

— Oui ! Oui ! Je la vois, dit le médecin. Avec une prévenance, toute à son honneur, M. Fauvet (il me l’a dit lui-même) a fait installer un fanal aux verres lenticulaires, dans la tour vitrée conduisant au beffroi de sa maison ; ce fanal est allumé les soirs de tempêtes ou d’orages, afin de guider le voyageur.

— Que Dieu bénisse les Fauvet pour leur charitable inspiration, alors ! s’écria Olga, avec ferveur.

— Amen, ajouta Wanda.

Bayard, comme s’il eut compris qu’il était arrivé à la fin de ses fatigues et de ses peines, redoubla le pas, et bientôt, on eut franchi le Pont du Tocsin et pénétré sur le terrain du Beffroi.

Henri Fauvet et sa fille se dirigeaient vers