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L’OMBRE DU BEFFROI

— Pas de danger ! s’exclama Dolorès en riant. Les distractions étant rares en ces régions : une journée passée au Grandchesne, c’était tout un événement pour Marcelle et Dolorès.

Ce fut une journée fort agréable que celle passée chez le Docteur Carrol. Inutile de dire quelle réception chaleureuse fut faite aux invités. La vieille Martha s’était surpassée dans la confection des mets et le dîner se prit gaiement dans la confortable et riante salle à manger du Grandchesne.

Après le dîner, Olga et Wanda proposèrent qu’on lit une longue promenade à pied et qu’on allât visiter la « Cité du Silence », ainsi nommée par Wanda, à cause de la forme particulière des rochers, en cet endroit, et qui semblaient représenter des châteaux, des villas, des tourelles, des ponts, des clochers, etc., etc.

— C’est, je crois, dit-elle à Marcelle, un les endroits les plus pittoresques de la terre…

— Auquel vous avez donné un nom très poétique, Mlle Wanda, dit Raymond Le Briel.

— Nous accompagnerez-vous, père ? demanda Olga au médecin.

— Je n’y tiens pas, Olga. Les longues marches me fatiguent. Car, je vous en avertis, tous, la Cité du Silence est à trois bons milles d’ici, dit le médecin.

— Trois milles ? Mais, ce n’est rien ! dit Marcelle. Père, Dolorès et moi, nous parcourons souvent plus de distance que cela, sans fatigue !

— Tout de même, je me ferai remplacer par Karl ; une lieue ne lui pèse guère aux pieds, d’ailleurs, répondit le Docteur Carrol. J’ai un malade à visiter ; je profiterai de votre absence pour me rendre chez lui.

On partit gaiement, et quand enfin on arriva à la merveilleuse cité, ce furent des exclamations de la part de tous.

— C’est merveilleux !

— C’est splendide !

— C’est admirable !

— C’est à n’en pas croire ses yeux !

— L’illusion est parfaite !

— Voyez donc ce clocher ! s’écria Henri Fauvet. Style gothique, je crois.

— Et ce vieux château ! Et ce pont-lévis qui y conduit !

— Et là-bas, cette jolie villa, au toit recouvert de mousses de différentes nuances ! dit Marcelle.

— Puis, dans le fond, cet imposant édifice ! fit Dolorès. Ça doit être l’Hôtel de Ville, ou le Palais de Justice.

— Vous aviez raison, Mlle Wanda, fit Raymond Le Briel, cet endroit doit être le plus beau de la terre ! Mais, reprit-il, votre Cité du Silence n’est pas une cité abandonnée ; il y a là quelqu’un !

— Quelqu’un ?

— Oui… Entre le château et le clocher, je viens d’apercevoir un être humain.

— Un être humain, dans cette solitude, au milieu de ces rochers ! Impossible ! s’exclama Olga.

— Pourtant… j’ai bien vu… commença Raymond.

— Que je voudrais m’en assurer ! fit Olga.

— Ce serait impossible, Mlle Olga, répondit Karl. Comment traverser ce lac, dans lequel se mire la Cité du Silence ? Ce lac n’est, prétend-on, qu’un gouffre sans fond ?… Voyez comme l’eau en est noire…

— Vous avez raison. M. Karl, dit Olga, ce serait impossible… D’ailleurs, s’il y a là un être humain, c’est qu’il recherche la solitude et ce serait indélicat à nous de le déranger, en essayant de pénétrer dans sa retraite.

— Qui sait les chambres que contiennent ces châteaux, ces villes ! dit Dolorès.

— Il est certain que les grottes naturelles ne doivent pas faire défaut dans la Cité du Silence, répondit Henri Fauvet. Mais, songeons à retourner au Grandchesne, mes enfants.

— Merci de nous avoir fait voir de si merveilleuses choses, Mlle Wanda, fit Raymond. Quant à moi, j’y reviendrai… et bientôt… Oui, je reviendrai ! se dit-il, in petto. Je veux savoir qui habite la Cité du Silence, et je le saurai ! Car, aussi vrai que j’existe, cet être humain est une femme… Quelque pauvre sinistrée, peut-être ?… Après un feu de forêt, il se trouve souvent des gens sans abri, et cette cité de pierre… Je reviendrai !

— Qu’imaginer de plus grandiose ! s’exclama Dolorès, au moment où l’on se préparait à partir.

— Vous l’avez bien nommée la « Cité du Silence », Mlle Wanda ! dit Karl.

— Seul, le Créateur eut pu créer semblable merveille, répondit Wanda.

— C’est la Cité de Dieu ! dit, révérencieusement, Marcelle.

Une sorte de solennité avait envahi le groupe formé par nos amis, et cette impression les accompagna jusqu’au Grandchesne.

— Comme vous voilà solennels ! s’écria le Docteur Carrol, en les apercevant.

— C’est vrai, dit Raymond, en riant. Je vous assure, Docteur, que rien n’est impressionnant et imposant comme cette Cité du Silence !

— J’irai peut-être voir cela, un de ces jours, répondit le médecin.

— Moi, j’y retournerai, fit Marcelle. Je ne saurais définir l’impression que m’a faite cette cité silencieuse, et ce n’est qu’à grand regret que je l’ai quittée… On eut dit que quelque chose m’y retenait… quelque chose de puissant, que je ne puis expliquer ni définir…

— Je suis dans le même cas que toi, ma fille ! dit Henri Fauvet, et c’est assez étrange… Mais, parlons d’autre chose ; nous finirons par ennuyer le Docteur Carrol, et il serait tenté de croire que nous avons tous un peu la berlue.

On rit de bon cœur, ce qui atténua, en quelque sorte, la trop mélancolique impression qu’avait produite sur tous la « Cité du Silence ».


CHAPITRE VI

LES SAUTERELLES


Le lendemain, vers les deux heures de l’après-midi, on eut pu voir, quittant le Grandchesne, deux voitures. La première contenait le Docteur Carrol, Olga et Dolorès ; la deuxième, Henri Fauvet et sa fille, puis Wanda et Raymond Le Briel.

Quand, après le souper, la veille, Henri Fauvet avait parlé de retourner au Beffroi, le Docteur Carrol avait insisté pour les garder tous. Le lendemain, il devait se rendre à C…, petit établissement, à quelques milles de distance, visiter un malade. Pourquoi ne pas en