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L’OMBRE DU BEFFROI

CHAPITRE IX

L’OMBRE GIGANTESQUE


Raymond Le Briel était de retour de son voyage.

Après avoir soupé, il se disposa à aller faire une longue promenade à pied, à travers bois. Il partit donc. Tout à ses pensées (pensées sombres) il ne s’aperçut pas de deux choses : la première, qu’il avait déjà parcouru une longue distance, la seconde, qu’il était suivi. Une ombre gigantesque marchait presque sur ses talons, ralentissant le pas quand le jeune homme ralentissait le sien, accélérant le pas quand Raymond accélérait le sien.

Nous le répétons, Raymond se livrait à de sombres réflexions. Pendant qu’il était à Montréal, durant le voyage qu’il venait de faire, et qu’il dînait à son hôtel, une conversation entre trois voisins de table, qu’il avait entendue, lui avait ouvert les yeux et lui avait fait comprendre bien des choses.

— Mon cher, disait un jeune homme, pour cette partie de chasse et de pêche, pourquoi n’invitons-nous pas de Bienencour ?

— Parce que de Bienencour n’est pas à Québec, par le temps qui court ; il est dans le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue.

— Ah ! En tournée d’inspection, d’excavations, que sais-je ?

— Non. Pas cette fois : Gaétan de Bienencour est allé rendre visite à sa fiancée, qui demeure dans le nord… Une demoiselle Fauvet, je crois.

Raymond n’en entendit pas d’avantage ; il en avait entendu assez pour lui briser le cœur, lui semblait-il.

Tandis qu’il faisait sa promenade solitaire, ce soir, il pensait à Marcelle, si belle, si gentille, si douce, si charmante… Comme il l’aimait ! Il l’avait aimée, en l’apercevant pour la première fois… Et elle était perdue pour lui… Elle aimait Gaétan de Bienencour… Eh ! bien, lui, Raymond, il n’avait qu’à se retirer et céder le pas à un autre… Ce serait dur, très dur ; si dur, qu’il sentit son cœur se contracter. Il s’était proposé de demander Marcelle en mariage à son père, pendant son séjour au Beffroi… Irait-il, quand même, rejoindre les invités des Fauvet maintenant ?… Eh ! bien, oui ; il n’allait pas poser en martyr n’est-ce pas ?

— Allons ! se dit-il soudain. Au train dont je vais, je serai bientôt rendu au Beffroi, et ce n’est certainement pas mon intention d’y aller ce soir… C’est qu’il fait déjà noir ; je vais retourner chez moi… Quel endroit sauvage ! reprit-il, ayant jeté un regard autour de lui. Pas un arbre ! Pas un brin d’herbe même ; seulement d’arides rochers. Je suis plus loin de l’Eden que je ne le soupçonnais ! Retournons !

Raymond fit volte-face, et aussitôt, une exclamation jaillit de sa poitrine. L’ombre, qui le suivait depuis si longtemps, sans qu’il s’en doutât, se dressait devant lui, tout près, à le toucher ; c’était un ours de taille gigantesque… et notre jeune ami n’avait aucune arme pour se défendre, pas même un bâton à sa disposition.

L’ours s’approchait toujours, en dandinant sa grosse tête ; sûr de sa proie, il ne se pressait nullement.

Qu’allait faire Raymond Le Briel ?… Se Sauver ? Courir ? Il prévoyait le résultat ; l’ours, en quelques bonds, serait sur lui.

Mais voilà que l’énorme bête, lasse d’attendre, fond sur Raymond, et celui-ci se compte aussitôt perdu… Déjà, il sent sur ses épaules, les terribles griffes de l’ours… C’est fini !…

Soudain, un coup de feu retentit et l’ours, frappé au cœur, tombe sur le sol.

Qui donc avait tiré ce coup qui lui avait sauvé la vie ?… Il s’était cru seul, bien seul, pourtant, dans cette solitude, en présence du monstre qui allait le dévorer…

À la course, il se dirigea vers l’endroit où il apercevait encore la fumée produite par la poudre du revolver qui venait d’être tiré, et aussitôt, une exclamation de surprise s’échappa de sa poitrine :

Mlle Fauvet ! Ô ciel ! C’est Mlle Fauvet !… Comment vous exprimer ma reconnaissance ?… Jamais je n’oublierai !… Raymond Le Briel n’oublie jamais… Mais, que faites-vous ici, si loin du Beffroi, Mlle Fauvet ?

— Vous vous trompez, M. Le Briel, répondit-elle ; nous ne sommes qu’à une courte distance du Beffroi. Écoutez !

À ce moment, dix coups de cloche retentirent.

— Dix heures qui sonnent dans le clocher du Beffroi ! Adieu, M. Le Briel. Bonne nuit !

— Je ne puis pas vous laisser partir ainsi, Mlle Fauvet ! Permettez-moi d’aller vous reconduire… J’expliquerai à votre père…

— M. Le Briel, dit la jeune fille, si vraiment vous croyez me devoir de la reconnaissance, vous ne sauriez me la prouver mieux qu’en ne mentionnant cet incident ni à mon père, ni à personne, au Beffroi.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, répondit Raymond, en s’inclinant devant celle qui venait de lui sauver la vie.

— Même quand nous serons seuls, vous et moi, reprit-elle, je désire qu’il ne soit jamais question de ce qui vient de se passer. Est-ce promis ?

— C’est promis… Vous m’avez sauvé la vie… Sans arme pour me défendre, c’en était fait de moi… Ô ange bien-aimé ! s’écria le jeune homme.

— Bonne nuit, M. Le Briel !

Elle lui tendit la main, qu’il prit entre les siennes.

— Merci ! Merci, belle Étoile du Nord ! dit-il. Que je vous aime, mon Dieu !

Cédant au sentiment qu’il éprouvait, à la pensée qu’il la perdait pour toujours, il étreignit la jeune fille sur son cœur, puis, se penchant, lui donna un baiser. Un instant, un seul, elle se laissa aller dans ses bras, puis, se dégageant, elle partit, comme un trait, dans la direction du Beffroi.

Resté seul, Raymond s’assit sur un rocher. Il était pâle comme la mort, mais une expression d’étonnement et d’ineffable joie se peignait sur ses traits.

— Ciel ! se dit-il. Peut-être que je suis un parfait idiot, mais je crois… non, je suis certain qu’elle n’a pas repoussé mes caresses, mon baiser !… Marcelle ! Marcelle !… Que je souffre de tant l’aimer !… Et je la reverrai demain ; que Dieu en soit béni !

Il était cinq heures de l’après-midi, le lende-