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L’OMBRE DU BEFFROI

— Je proteste ! s’écria Gaston, en élevant vers le plafond la longue fourchette, de laquelle dégoûtait de la crème. « Quiconque franchit le seuil de cette porte » et le reste, et le reste : vous l’avez dit vous-même, Dolorès !

— C’est vrai ! C’est vrai ! s’exclamèrent-ils tous.

— Tenez, mon bon, dit Gaston, s’adressant à Raymond ; cette crème est à moitié fouettée (du moins, je l’espère) ! Si vous aimez à l’achever…

— Non ! Non ! fit Dolorès, riant jusqu’aux larmes. Tenez, M. Le Briel, asseyez-vous ici et écalez ces noix, voulez-vous ?… Un tablier, s’il vous plait, Mme  Emmanuel !

— Vous… boitez ? demanda soudain Gaétan, en désignant le pied gauche de Raymond.

C’était évident. Mais, le ton sur lequel il posa cette question était si froid, si… provocant, qu’il se fit un silence. Marcelle et Dolorès cessèrent de manipuler la pâte, Gaston cessa de fouetter la crème, Olga et Karl cessèrent de chuchoter ; même Mme  Emmanuel, tournant le dos à ses fourneaux, regarda Gaétan, bouche béante.

— Je… boite ; c’est évident ! répondit froidement Raymond. Je me suis tordu le pied, en voulant monter à cheval, ce matin.

— Ce matin ?… Vraiment ?… Ah !

De quel ton sarcastique Gaétan lança ces exclamations ! Tous échangèrent un regard : qu’avait Gaétan de Bienencour ?… Essayait-il de provoquer Raymond Le Briel ?… Pourquoi ?…

Le fiancé de Marcelle fixait Raymond d’un œil froid, puis ses yeux se portèrent sur celle qu’il aimait ; cette dernière rougissait et pâlissait, tour à tour, et Dolorès comprenait bien pourquoi : Raymond Le Briel était, en fin de compte, l’ami intime de la famille Fauvet ; il leur avait prouvé, en plus d’une occasion, jusqu’où pouvait aller son dévouement. Marcelle devait donc souffrir, et beaucoup, de le voir… provoqué ainsi, sous leur toit, et… par Gaétan !

— Cette crème est fouettée enfin, je crois, Dolorès ! fit soudain Gaston, pour dire quelque chose, et aussi afin de changer le cours des pensées de chacun.

— Non, pas encore, Gaston ; mais elle le sera bientôt… Encore un tout petit quart d’heure…

— Aie ! Mon épaule ! fit Gaston. Docteur Karl, reprit-il, en s’adressant à Karl Markstien, avez-vous une pierre à la place du cœur, que vous pouvez, impassible, me voir faire un travail préjudiciable à ma santé et ne pas intervenir ? Mon épaule ! Mon épaule !

— Courage pauvre ami ! répondit le médecin. Je promets de vous frictionnez l’épaule, une fois votre travail fait, avec de l’onguent Angélique, remède infaillible contre les brûlures… et les dislocations…

— Vous pourriez prescrire votre onguent à M. le Briel, Docteur Karl, dit Gaétan de Bienencour, en riant froidement.

— L’onguent Angélique ne vaut rien pour les entorses. Cet onguent, que Mme  Emmanuel, ici présente, a inventé…

— Vraiment ! s’écrièrent-ils tous, excepté Marcelle et Dolorès.

— Oui, Mesdemoiselles et Messieurs, dit Mme  Emmanuel, toute fière, assurément, d’être mise en scène, et gesticulant avec une longue fourchette et une non moins longue cuillère, oui, c’est moi qui, lors du feu de…

La porte de la cuisine s’ouvrit, de nouveau, et Mme  de Bienencour, accompagnée de Henri Fauvet, pénétrèrent dans la pièce.

Mme  de Bienencour, devant la scène qui se présentait à ses yeux, demeura muette, tout d’abord, puis elle trouva cela si comique, qu’elle se mit à rire, et elle rit jusqu’aux larmes.

— Ciel ! dit-elle. Est-ce déjà les tableaux vivants ?… Je croyais que ce n’était que demain soir… Mais… que faites-vous, mes pauvres enfants et qu’est-ce qui…

— Madame, répondit Gaston, d’un ton qui les fit tous rire, je suis heureux de constater que quelqu’un peut trouver amusante notre présente situation. Pour ma part, ce n’est que par des efforts inouïs que je retiens mes larmes… Quand, depuis trois quarts d’heure, on essaie de fouetter de la crème… qui ne se fouette pas, et qu’on a l’épaule disloquée, c’est plutôt tragique !

— Peut-être que M. Fauvet aimerait à nous donner un coup de main ? fit Dolorès. Vous pourriez peut-être…

— Non, merci, ma fille ! J’apprécie, crois-le… l’honneur que tu désires me faire ; mais, ayant entendu le récit… douloureux de Gaston, je préfère m’abstenir ; de fait, je ne me sens pas le courage de suivre son exemple. Venez-vous, Mme  de Bienencour ?

— Écoutez, mes enafnts, dit cette dame, au moment de quitter la cuisine, n’oubliez pas que vous devez essayer les tableaux, cet avant-midi, et il passe déjà onze heures.

Bientôt, tous quittaient la cuisine et se rendaient au salon, essayer les tableaux, et Gaétan eut lieu de se repentir d’avoir provoqué Raymond, car Marcelle fut plutôt froide envers lui, tandis qu’elle se montrait charmante vis-à-vis le propriétaire de l’Eden, essayant de lui faire oublier l’affront qu’il avait dû essuyer, alors qu’il était sous leur toit, à elle et son père, comme invité et ami.


CHAPITRE VII

LE SPECTRE DU MOINE


Après le repas du midi et celui du soir, on se réunissait généralement dans la bibliothèque, afin de décider ce qu’on ferait, durant l’après-midi, ou la soirée ; mais, ce jour-là, on se rendit plutôt au salon, pour prendre les dernières dispositions à propos des tableaux du lendemain soir.

Un groupe, dont Dolorès était le centre, se tenait au milieu de la pièce. Au piano, était Fred Cyr ; non loin de lui, Wanda était assise. On avait découvert, chez Fred, un vrai talent musical, et c’était lui qui devait jouer des morceaux appropriés, entre les tableaux ; il devait jouer aussi, durant les tableaux, quelques accords pianissimo. Gaétan était à causer avec Jeannine Brummet, tout en feuilletant un album.

— Jeannine m’a dit… fit, soudain, la voix de Dolorès.

— Qui prend mon nom en vain ? demanda, en riant, Jeannine. Pardon, M. de Bienencour, ajouta-t-elle ; mais il faut que je sache ce que l’on dit de moi…