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L’OMBRE DU BEFFROI

mentionnez pas ce sujet devant moi ! Les tableaux vivants… Oh ! pourquoi persister à me torturer ainsi ?… Je n’expliquerai rien, rien, je le répète !… Ah ! petit père ! Vous avez fait une belle promenade, je l’espère ? Comment avez-vous laissé M. Le Briel ?

— Nous avons fait une promenade très agréable, mon enfant, répondit Henri Fauvet, qui venait de s’approcher. M. Le Briel est en pleine convalescence, et il t’envoie ses saluts les plus respectueux.

Ils se dirigèrent tous trois vers la maison. Gaétan trouva le moyen d’échanger encore quelques mots avec Marcelle, cependant.

— Marcelle, demanda-t-il, voulez-vous, nous reprendrons notre conversation, plus tard, demain peut-être ? Je promets de ne rien dire qui pourait vous déplaire. Mais il faut que je sache…

— Cher Gaétan, répondit la jeune fille, si je le pouvais, je vous expliquerais… tout ; mais, c’est impossible… Cependant, demain, j’essayerai de vous convaincre de… bien des choses…

— Vous ne m’aimez plus, Marcelle ! fit Gaétan d’une voix tremblante.

Une protestation vint à ses lèvres, mais elle se tut. Il valait autant, mieux même, que Gaétan crut qu’elle ne l’aimait plus, plutôt que de lui laisser soupçonner la triste et affreuse vérité. Un jour… bientôt… trop tôt, hélas, ceux qui l’aimaient verseraient des larmes amères sur son malheureux sort… Son père en mourrait de chagrin, quoique, d’après Iris Claudier, il savait à quoi s’en tenir et à quoi s’attendre…

Gaétan, de retour à la maison, faisait, lui aussi, de sombres réflexions… Qu’avait Marcelle ?… N’y avait-il pas quelque chose de… sinistre dans l’air du Beffroi ?… Ce n’était pas sans raison que l’ancienne abbaye était désignée, par quelques-uns du nom de « Domaine du Mystère », assurément !… Qu’y avait-il ?… Marcelle aimait-elle Raymond Le Briel ?… Si l’on s’en rapportait à certaines scènes, qui s’étaient passées, tout dernièrement, la jeune fille avait agi d’une manière pour le moins étrange… Marcelle paraissait ne pas être toujours consciente de ses actes et de son langage… La morphine ?… Ça en avait tout l’air… S’il en était ainsi, oh ! c’était infiniment pathétique, et pourrait-il la sauver d’elle-même ?… Il l’aimait tant sa douce fiancée !

Demain, ils auraient une explication. Demain ?… Pourquoi pas ce soir ? On veillerait tous ensemble dans la bibliothèque ou au salon, une conversation seul à seule, ce serait peut-être impossible… Ce serait plutôt demain. Déjà le soleil déclinait à l’horizon ; demain n’était pas très éloigné, conséquemment.

Mais, il est peu sage, dit-on, celui qui compte sur le lendemain.


CHAPITRE II

LA VISION


Quand, après le repas du soir, on se fut retiré dans la bibliothèque, la conversation devint générale, ainsi que l’avait prévu Gaétan. Soudain, Mme de Bienencour demanda :

— N’y a-t-il pas de registres de cette ancienne abbaye, quelque part ?

— Certainement, il y en a, Mme de Bienencour ! répondit Henri Fauvet. Même, que Marcelle a passé plus d’une heure à les feuilleter.

— C’est si intéressant aussi ! s’écria la jeune fille. Si vous le désirez, chère marraine, j’irai bien chercher un de ces registres; vous en jugerez, par vous-même ?

— Ça m’intéresserait beaucoup. Marcelle, dit Mme de Bienencour. Où sont donc ces registres ?

— Dans la Chambre de la Tour, conduisant au beffroi. J’y vais !

— Attendons que Gaétan soit rentré à la maison ; il ira les chercher.

— Oui, attendons Gaétan, ou bien, attendons à demain, Marcelle, dit Henri Fauvet. La Chambre de la Tour… ce n’est pas… gai, à l’heure du crépuscule, ce me semble !

— Il fait encore clair, vous savez, père.

— Comme tu voudras, ma chérie.

Après le départ de la jeune fille, il se fit un silence dans la bibliothèque, on n’entendait que le cliquetis des broches à tricoter de Mme de Bienencour, le froissement des feuilles d’un livre, que Dolorès était à lire, et le grincement de la plume d’Iris Claudier, qui était à écrire à son fiancé. Gaétan était rentré, lui et Henri Fauvet fumaient silencieusement.

Tout à coup, un cri retentit, un terrible cri. En un clin d’œil, les deux hommes furent debout, prêts à s’élancer dans le corridor.

— Encore cette folle ! murmura Iris Claudier, de manière à être entendue de Gaétan.

Celui-ci allait répondre à Iris par quelque cinglante remarque, quand apparut, sur le seuil de la porte, V. P., tenant dans ses bras Marcelle évanouie.

— Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’y a-t-il ? firent, en même temps, Henri Fauvet, Gaétan, Mme de Bienencour et Dolorès.

— Je ne sais pas ce qui a effrayé Mlle Marcelle, répondit V. P. Je l’ai entendue crier, et je suis arrivé juste à temps pour l’empêcher de tomber tout le long de l’escalier conduisant au grenier. Mon Dieu ! Mon Dieu ! ajouta-t-il, tandis que des larmes coulaient sur ses joues, car, comme tous les domestiques du Beffroi, V. P. adorait Marcelle.

Marcelle ayant été déposée sur un canapé, tous, excepté Iris, l’entourèrent. Vincent reçut l’ordre d’aller chercher Rose, et d’apporter du cognac.

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux.

— Père ! Gaétan ! balbutia-t-elle.

— Ma toute chérie ! s’écria Henri Fauvet.

— Mon ange adoré ! s’exclama Gaétan.

— Père ! Père ! J’ai vu… j’ai vu…

— Qu’as-tu vu, Marcelle ? demanda Mme de Bienencour.

— Qu’est-ce qui t’a effrayée, mon amie ? demanda, à son tour, Dolorès.

— Est-ce l’Ombre du Beffroi que tu as vue. Marcelle ? fit Henri Fauvet. Il ne faut pas la craindre, ma chérie, car elle n’est pas dangereuse.

— Non ! Non ! s’écria Marcelle. Puis, désignant Iris Claudier, elle ajouta : Ô père, aujourd’hui, cette fille a dit que, « qui plante des muguets, meurt dans l’année », et je sais bien que je mourrai bientôt, car…

Elle ne put achever sa phrase. Ses lèvres, blanches comme le reste de son visage, tremblaient, et on entendait claquer ses dents.

— Allons ! Dis-moi ce que tu as vu, Marcelle !