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L’OMBRE DU BEFFROI

— Alors, pourquoi retarder, mon cher neveu ? demanda Mme  de Bienencour.

— Parce que je sais que ni le Docteur Carrol, ni le Docteur Karl ne sont actuellement au Grandchesne ; je les ai rencontrés, tous deux, en revenant de chez M. Le Briel. Bayard allait grand train, et le Docteur Carrol m’a crié, en passant : « Cas pressé ! Affaire de vie ou de mort » !

— Alors, le Docteur Carrol ne passera pas au Beffroi sans arrêter, à son retour, dit Dolorès.

— Il ne nous reste qu’à l’attendre ! fit Henri Fauvet d’une voix tremblante.

Mme  de Bienencour regarda, d’un air étonné, le père de Marcelle… Comment ! Sa fille était malade, en danger peut-être, et il prenait les choses si tranquillement ! Il est vrai que les deux médecins étaient absents, mais il était, pour le moins, surprenant que quelqu’un ne fut pas envoyé à leur rencontre !

Après le repas du midi, auquel personne ne fit honneur, si ce n’est Iris Claudier, on se retira à la bibliothèque, et chacun se livra silencieusement à l’occupation de son choix.

Vers les deux heures de l’après-midi, V. P. vint demander à Henri Fauvet la permission de l’entretenir en particulier.

— M. Henri, fit-il, Mlle  Marcelle est réveillée, me dit Rose, et elle a exprimé le désir de venir se joindre aux autres, dans la bibliothèque.

— Ah ! s’exclama Henri Fauvet. Et comment est-elle, V. P. ?

— Bien, très bien… sauf un léger mal de tête.

— Qu’elle descende, alors ! répondit Henri Fauvet, après avoir hésité un instant. Dans la bibliothèque étaient seulement Mme  de Bienencour et Gaétan. Dolorès était sortie faire une promenade à pied et Iris Claudier s’était retirée dans sa chambre.

— Marcelle se sent beaucoup mieux, me dit V. P. annonça Henri Fauvet, en revenant dans la bibliothèque ; elle sera ici dans quelques instants maintenant.

À peine eut-il prononcé ces paroles que la porte s’ouvrit et Marcelle entra… Elle sourit à tous, puis, évadant son père et son fiancé, qui étaient accourus à sa rencontre, elle se dirigea, en chancelant, vers le canapé, sur lequel elle tomba, puis elle fondit en sanglots.


CHAPITRE V

L’HÉRITAGE MATERNEL


— Marcelle ! s’écria Mme  de Bienencour, en s’agenouillant auprès du canapé. Qu’as-tu, pauvre petite ?… Tu es malade, ma chérie ; tu n’aurais pas dû te lever. Veux-tu, je vais te reconduire dans ta chambre ?

— Marraine ! Marraine ! s’exclama Marcelle, en se cramponnant à Mme  de Bienencour. Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

— Te sauver, Marcelle ?… Te sauver, de quoi, ma mignonne ?… Je ne comprends pas… Tu es nerveuse et excitée, tout simplement, car aucun danger ne te menace, chère enfant !

— J’ai peur, peur ! sanglota la jeune fille. Si vous saviez, marraine, de quelle… horreur je suis menacée !

— Ma fille… commença Henri Fauvet, d’une voix remplie de sanglots.

— Père, répondit-elle, vous connaissez mon terrible secret, vous !… Vous savez bien… ce qui se passe… ce qui… m’attend… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Ma bien-aimée, répondit Henri Fauvet, qui pleurait comme un enfant, je sais… oui, je sais… et je te plains de toute mon âme, Marcelle… Ah ! il serait temps encore, pourtant, si tu voulais essayer de surmonter…

— Hélas ! je ne puis pas, répondit Marcelle. Il est trop tard !

— Il n’est jamais trop tard pour…

— Ces maux de tête, ces vertiges, ces visions, ces absences de mémoire… Ô ciel ! cria-t-elle. Personne ne peut-il m’aider, et dois-je me débattre seule, au milieu de ce chaos, sans que nul de ceux qui prétendent m’aimer ne me tende une main secourable !

— Marcelle ! cria Henri Fauvet. Ma fille ! Tu me brises le cœur !

— Ma bien-aimée, fit Gaétan, en s’approchant plus près du canapé, que parlez-vous de vous débattre seule, sans que personne ne veuille vous aider ?… N’êtes-vous pas entourée de cœurs aimants ?… Voyez, à ce moment, votre père, votre marraine, votre fiancé…

— Mon fiancé ! Non ! Mille fois non ! Je vous aime trop, Gaétan, pour vous épouser jamais… Le terrible sort qui m’est réservée… Mme  de Bienencour, reprit-elle, vous avez bien connu ma mère ?

— Mais… oui, Marcelle.

— Elle aussi était… étrange, n’est-ce pas ? Elle aussi souffrait de maux de tête, de vertiges, d’absences de mémoire ?… Elle aussi, comme moi… Ô mon Dieu, ne m’appellerez-vous pas à vous, dès maintenant… avant que… sanglota la pauvre enfant.

Mme  de Bienencour était à la fois étonnée et effrayée de cette scène : seuls, Henri Fauvet et Gaétan croyaient en comprendre la triste signification, et tous deux en avaient le cœur brisé.

— Marcelle, dit Mme  de Bienencour, viens avec moi. Tu te mettras au lit et je resterai auprès de toi. Je te ferai la lecture, ou bien, nous causerons sur quelque sujet intéressant. Viens !

Comme une enfant docile, Marcelle obéit. Elle se leva en chancelant, et Gaétan accourut promptement pour la soutenir.

Soutenue donc par sa marraine et son fiancé, elle se disposait à quitter la bibliothèque, quand, soudain, elle se raidit, ses yeux se dilatèrent, tandis que sa main tremblante désignait des portières, derrière lesquelles était une table à écrire.

— La vision ! La vision ! murmura-t-elle.

— Ma toute chérie ! fit Gaétan.

— Ma fille bien-aimée ! fit Henri Fauvet.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme  de Bienencour.

— L’ombre ! La vision ! Je l’ai vue, là, derrière cette portière ! ne cessait de répéter Marcelle.

Henri Fauvet s’approcha des portières, qu’il écarta de la main.

— Vois, Marcelle, dit-il, il n’y a rien !

— La vision ! La vision ! fit-elle, de nouveau, puis elle s’évanouit.

Ce fut un évanouissement étrange, dont rien ne put la tirer. En vain lui frictionna-t-on le front, les bras et les mains ; rien ne semblait produire le moindre effet.

— Mon Dieu ! Va-t-elle mourir ? sanglota