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L’OMBRE DU BEFFROI

plutôt de lui parler sérieusement à Mlle Marcelle et…

— Oui, j’essayerai… demain peut-être…

— Mais, c’est épouvantable ! s’écria Mme de Bienencour, qui fondit en larmes.

— Gaétan, dit le père de Marcelle, vous le comprenez, tout est fini entre vous et ma fille !

— Ô mon pauvre Gaétan ! fit Mme de Bienencour.

— M. Fauvet, répondit le jeune homme, nous allons essayer de la… guérir notre chérie, puis, je l’épouserai… avec votre consentement, s’entend ; sinon, jamais je ne me marierai, car, Marcelle, je l’aimerai tant que j’aurai un souffle de vie ! Ô ma chère, chère bien-aimée ! s’écria-t-il, en se jetant à genou près du canapé et entourant la jeune fille de ses bras, tandis que des sanglots s’échappaient de sa poitrine.

— Voyez, fit, soudain le Docteur Carrol ; Mlle Marcelle va bientôt s’éveiller… Je vais me retirer, afin que ma présence ne l’effraie pas ; je reviendrai demain, dans l’avant-midi. Je vous conseille à tous d’agir comme si elle n’avait eu qu’un simple évanouissement, car, aussitôt qu’elle sera complètement réveillée, elle reviendra à son état normal. Adieu !… Et bon courage, à tous !

Ce qu’avait prédit le médecin arriva : Marcelle, complètement éveillée, revint à son état normal, et même, vers les quatre heures de l’après-midi, elle put sortir et faire une promenade à cheval, en compagnie de Gaétan. Combien celui-ci eut voulu profiter de l’occasion pour parler sérieusement à la jeune fille, et la supplier de renoncer, pour toujours, à sa malheureuse habitude ! Mais cette tâche appartenait, de droit, à Henri Fauvet, et la journée du lendemain ne se passerait pas, probablement, sans qu’il eut, avec sa fille, une conversation, dont dépendrait l’avenir des deux fiancés.

Pauvre, pauvre Marcelle ! Et pauvre Henri Fauvet ! Pauvre Gaétan ! Et aussi, pauvre Mme de Bienencour, qui aimait sa filleule comme si elle eut été sa fille !


CHAPITRE V

LE TOCSIN


Si nous avons vu Marcelle, parfois, assez souvent même, sous l’effet de la morphine, c’est que ce poison lui était administré par une main criminelle. Inutile, n’est-ce pas, de nommer la coupable ?… On l’a devinée : c’était Iris Claudier.

On se souvient que Mme de Bienencour avait remis, l’hiver précédent, à sa secrétaire, une prescription pour la morphine, écrite par le Docteur Nippon, en recommandant à la jeune fille d’en prendre bien soin, et la chargeant de faire remplir la prescription elle-même, quand il y aurait lieu ? La bonne dame était loin de se douter qu’elle déposait entre les mains d’une personne sans conscience, sans scrupule et sans cœur, une arme, dont celle-ci se servirait, un jour, contre cette pauvre Marcelle !

Lorsqu’il eut été décidé qu’on irait au Beffroi, passer quelques semaines, Iris, armée de la prescription du Docteur Nippon, se rendit à la pharmacie, et dit au jeune commis, qui était seul, pour le moment :

Mme de Bienencour désire que vous remplissiez cette prescription, en double, s’il vous plait. Nous partons, cette nuit, pour le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue, et comme nous serons en pleine solitude, loin des médecins et pharmaciens, ma tante veut prendre des précautions contre ses douleurs rhumatismales.

— C’est bien, Mlle Claudier ! répondit le jeune homme. Partez-vous pour longtemps ?

— Pour un mois, peut-être plus.

Munie de deux fioles de morphine, Iris revint aux Terrasses, et lorsqu’on quitta la ville de Québec, cette nuit-là, l’anesthésique était caché sous un monceau de linge, dans son sac de voyage.

La vilaine créature fut tout de suite rassurée sur la manière dont elle administrerait la morphine, car Marcelle avait dit, devant elle, le soir même de son arrivée au Beffroi, qu’elle s’éveillait souvent, au milieu de la nuit, avec une soif dévorante, et pour cette raison, elle gardait toujours, sur une petite table, à la tête de son lit, un verre de limonade.

Quoi de plus facile, pour Iris Claudier, que de verser de la morphine dans le verre de limonade ? Il est vrai qu’elle ne réussissait pas toujours dans son sinistre projet, mais elle avait eu un certain succès, puisque, maintenant, ce n’était plus un secret, ni pour Henri Fauvet, ni pour Gaétan, ni pour Mme de Bienencour, que Marcelle faisait usage de morphine.

Iris voyait la jeune fille s’affaiblir corporellement, et moralement, elle la voyait devenir triste, nerveuse ; elle savait qu’elle souffrait de presque continuels maux de tête, de vertiges et d’hallucinations. Elle se disait que la fille de Henri Fauvet perdrait bientôt la raison, et, elle était sans pitié pour sa malheureuse victime ; au contraire, elle se réjouissait de ce qui arrivait. Quelle vengeance ! Elle s’était bien promis de se venger des dédains de Gaétan… et de tous ; qu’aurait-elle pu concevoir de mieux ? Déjà, le mot « étrange » était associé au nom de Marcelle Fauvet, sa santé s’altérait, chaque jour, elle endurait d’indicibles tortures morales… et Iris Claudier était au comble du bonheur…

Ce meurtre de l’intelligence, n’était-il pas pire que le meurtre du corps ?… Si la vile créature eut plongé un poignard dans le cœur de Marcelle, eut-elle été plus coupable qu’elle l’était en agissant ainsi qu’elle le faisait ?… Non ! Non, certainement !

Mais, Iris avait été chassée du Beffroi ; demain, elle les débarrasserait tous de sa présence. Après la scène qui s’était passée dans la bibliothèque, ce jour-là, Henri Fauvet, ne tenant plus à questionner la secrétaire de Mme de Bienencour, lui avait ordonné de retourner à Québec, le lendemain.

— Et, avait ajouté la marraine de Marcelle, tu ferais bien d’épouser le Docteur Nippon, sans retard, Iris, car, dorénavant, il n’y aura plus de place pour toi aux Terrasses.

Le lendemain, donc, elle partirait, et bientôt, tout serait découvert. Marcelle, n’étant plus intoxiquée de morphine, redeviendrait tout à fait à son état normal, et elle aurait vite fait de comprendre qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire ; de là à poser certaines questions à ceux qui l’entouraient, il n’y aurait qu’un pas… Iris se dit qu’elle serait soupçonnée, qu’on irait aux renseigne-