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L’OMBRE DU BEFFROI

— Père, fit Monique, n’avez-vous pas confiance en M. Le Briel ?

Ce fut dit si naïvement, que tous, même Henri Fauvet, sourirent.

— Comprenez bien, père, dit-elle, je n’ai pas été élevée comme Marcelle l’a été… Abandonnée par ma mère (qui me croyait morte, il est vrai) mes parents adoptifs m’accordaient beaucoup de liberté, comme c’est l’habitude, en ces régions. Depuis la mort de Febro, depuis, surtout, que j’ai quitté le collège, je suivais Cyril Florentin partout… Après son décès, je n’avais de comptes à rendre à qui que ce fut au monde… Ainsi, père chéri, ce qui vous semblerait excessivement répréhensible et déplacé chez ma sœur jumelle, ça n’a presque pas d’importance, chez moi.

— Cependant, ma fille…

— N’en parlons plus, père, voulez-vous, pour le moment du moins ? Je veux vous expliquer maintenant mes paroles de tout à l’heure… Je vous ai dit que je m’étais donnée une mission ; celle de veiller sur Marcelle… Voici pourquoi ; c’est que je m’étais aperçue qu’elle était souvent… étrange… et bientôt, j’en devinai la cause…

— Étrange !… Ô Monique, si tu savais combien ce mot…

— Ne m’interromps pas, petite sœur, je te prie ! dit Monique. Tout s’expliquera bientôt, sois-en assurée ! La cause de cette étrangeté chez Marcelle, je le compris bien vite, c’était qu’elle était souvent sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! cria Marcelle, en pâlissant.

— Chut ! petite sœur chérie ! Hélas ! reprit Monique, je me dis qu’elle avait hérité de ce goût de notre mère, qui, elle aussi était morphinomane.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet, en portant la main à son cœur.

— Combien de fois, la nuit, j’ai pénétré furtivement dans la chambre de ma sœur et placé, à sa portée, un verre de limonade fraîche, emportant celui qui contenait de la morphine ! Pauvre Marcelle ! Comme je la plaignais, et qu’épouvantable me paraissait ce vice auquel elle s’adonnait !…

Henri Fauvet sanglotait.

— Ne pleurez pas ainsi, père chéri, fit Monique, et attendez le reste de mon récit ; il explique tant de choses ! Le soir des tableaux vivants, reprit-elle, j’eus le pressentiment d’un malheur… Marcelle… Que faisait-elle dans sa chambre —… Car, alors que chacun était à s’habiller pour la circonstance, nul bruit ne me parvenait de la chambre de ma sœur… J’allai voir… Mon pressentiment ne m’avait pas trompée ; Marcelle dormait, sous l’effet de la morphine !… Bientôt, tout serait découvert, et, quel scandale !… En un clin d’œil, ma résolution fut prise : je personnifierais Marcelle, ce soir-là !… L’extraordinaire ressemblance existant entre nous, rendait la chose facile… Figurer dans des tableaux ce n’était guère compliqué… Allons !… À la hâte je m’habillai, puis, ayant fermé à clef la porte de la chambre où dormait ma sœur, je descendis au salon…

— Ainsi, c’était toi, Monique ?… s’écria Henri Fauvet.

— Oui, père ! Et c’est pourquoi, lorsque vous m’avez donné un baiser, j’ai tant pleuré ; C’était la première caresse que je recevais de mon père !

— Ma fille ! Ma pauvre, pauvre enfant !

— M. de Bienencour, reprit-elle, vous vous souvenez que j’ai refusé de vous accompagner au piano, le soir des tableaux vivants ? C’est que, quoique je possède, me dit-on, une assez bonne voix, je n’ai jamais voulu apprendre la musique. M. Le Briel me demanda de chanter… je consentis… Mon père et Dolorès furent très étonnés de constater que je possédais une voix… Bref, encore, cette fois, vous m’avez prise pour Marcelle ; mais je ne pouvais agir autrement si je voulais sauver ma sœur d’un terrible scandale.

— Que Dieu te bénisse, Monique, pour ce que tu as fait ! s’exclama Henri Fauvet, dont les joues étaient inondées de larmes.

— La nuit suivante, suivant les tableaux vivants, je veux dire, j’aperçus une ombre qui traversait le corridor et se dirigeait vers la chambre de Marcelle… Cette ombre, je la suivis… Elle portait à la main une petite fiole, contenant une substance liquide… Je la vis, cette ombre, s’approcher du lit de ma sœur et verser, dans le verre de limonade que Rose place sur une petite table, chaque soir, le contenu de la bouteille.

— Ô ciel ! s’écrièrent-ils tous.

— Qui donc a osé commettre un tel crime ? s’exclama Mme de Bienencour.

— Je vous le dirai bientôt… Je compris, cette nuit-là, que si Marcelle était parfois sous l’effet de la morphine, c’était que cet anesthésique lui était administrée par une main criminelle.

— Quel cri d’indignation accueillit ces paroles de Monique !

— La nuit dernière, je suivis, encore une fois, l’ombre mystérieuse, et je la vis verser dans le verre de limonade une dose de morphine capable de tuer dix hommes. Je la vis comme je vous vois… Je fis un mouvement… Prise de peur, l’ombre s’enfuit, mais elle oublia sur la petite table la fiole que voici… Reconnaissez-vous cette fiole, Mme de Bienencour ? Elle porte l’étiquette d’un pharmacien de la ville de Québec.

— Grand Dieu ! cria Mme de Bienencour. Mais, c’est Iris qui…

— Iris Claudier ! répétèrent-ils tous.

— Iris Claudier, oui ! répondit Monique. Oh ! ne la laissez pas fuir ; elle mérite d’être arrêtée, pour tentative de meurtre, la misérable créature !

Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel se dirigèrent vers l’extrémité de la bibliothèque, où se tenait Iris, blanche jusqu’aux lèvres, et ils se placèrent de chaque côté d’elle.

— Voyant le danger dans lequel était Marcelle, et n’osant trop m’approcher de son lit, de peur de l’effrayer, si, par hasard elle venait à s’éveiller, je montai au beffroi et je sonnai le tocsin, sachant bien que cela vous mettrait tous en émoi. Profitant, ensuite de la confusion générale, je descendis, à la course, dans la chambre de Marcelle, et m’emparant du verre de limonade empoisonnée, j’en mis de la fraîche, à sa place. Les yeux fixés sur Mlle Claudier ensuite, je l’aperçus, guettant ma sœur, afin de s’assurer si elle boirait le breuvage empoissonné… Souvenez-vous que cette fille s’est évanouie, ce matin, en