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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/75

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LE BRACELET DE FER

— Non, Mme Brisant, je ne le connais pas. Père l’a connu ; c’est-à-dire que M. Fiermont était venu à notre magasin, à Québec, déjà… Seulement, père… mon pauvre père… ne se souvient pas de lui ; il ne le reconnaîtrait même pas, s’il le revoyait, dit tristement Nilka. Mais j’ai connu Mlle Fiermont, la tante du propriétaire de ce bateau…

— Ah ! oui ! La bonne « tante Berthe » dont M. Paul parle si souvent ! fit Mme Brisant.

— Vous connaissez bien M. Fiermont, Mme Brisant ?

— Certes ! Depuis qu’il avait l’âge de huit ans et que son oncle Delmas l’avait emmené dans ces régions… Raphaël, mon mari, et moi, il n’y a rien au monde que nous ne serions prêts à faire pour rendre service à M. Paul, Nilka… Mais, vous disiez que vous avez connu Mlle Fiermont ?…

— Oui. Père et moi avons passé douze jours au « château ».

— Au « château » ! Vraiment ! s’écria Cédulie. Moi, je n’ai jamais vu le « château » Fiermont, mais mon mari y a passé trois jours, il y a cinq ans ; c’est merveilleux, parait-il ?

— Merveilleux ! Vous l’avez dit, Mme Brisant !

— Mais, alors, si vous avez passé douze jours au « château », Nilka, comment se fait-il que vous n’ayez pas rencontré M. Paul ?

— Il était absent, dans le temps. On dit qu’il voyage beaucoup… Père était allé régler les horloges du « château » et je l’accompagnais. Vous savez, sans doute, Mme Brisant, que M. Delmas Fiermont était collectionneur d’horloges ?

— Oui, je sais. Et comment Mlle Fiermont vous a-t-elle reçus, Nilka ?

— Comme si nous avions été des invités ; de fait, elle nous a fait une réception vraiment princière.

À cinq heures, les Brisant se disposèrent à retourner chez eux. On aurait bien aimé les garder à souper, mais ils avaient de nombreuses occupations qu’ils ne pouvaient négliger, et ils durent partir, malgré le désir qu’ils avaient de rester.

Cette visite de M. et Mme Brisant fit du bien à Nilka ; elle ne se sentait plus aussi isolée, grâce à ce brave couple, qui l’aimait véritablement, et au dévouement duquel elle pourrait toujours faire appel.

Chapitre VI

QUAND LE VENT SOUFFLE


La chaloupe « L’Oiseau Bleu » était terminée depuis trois semaines et Nilka était au comble de ses désirs, car elle savait manier parfaitement les avirons maintenant, ce qui lui permettrait de faire de longues et solitaires promenades sur le lac. Tout d’abord, elle s’était contentée de naviguer autour de L’Épave, mais bientôt, sans perdre le bateau complètement de vue, elle s’en éloignait quelque peu, ce qui n’était pas sans inquiéter excessivement Joël.

Mlle Nilka, lui dit-il un jour, ne vous éloignez pas trop de L’Épave, lorsque vous vous promenez en chaloupe. Le lac St-Jean est un lac étrange, dit-on ; on prétend même qu’il est un tant soit peu traître, car, ses vagues vous bercent doucement, pour un moment, puis, soudain, elles s’élèvent, ces vagues, en montagnes, qui menacent de vous écraser.

— Mais, Joël, avait répondu Nilka, lorsque le firmament est bleu comme il l’est aujourd’hui, comme il l’était hier, il n’y a rien à craindre, ce me semble !

— Qui sait, Mlle Nilka, qui sait ?… Souvent, un petit nuage, gros comme un poing d’enfant, est un signe précurseur de l’orage ou de la tempête. À ce petit nuage à l’air si innocent se joignent bientôt d’autres nuages ; à eux tous, ils cachent le soleil, puis le tonnerre gronde ou le vent souffle ; c’est l’orage, la tempête !

— Si, au moins je savais nager ! fit la jeune fille.

— Je vous donnerai des leçons, quand vous le désirerez, Mlle Nilka, dit Joël. En attendant, je vous le demande en grâce, ne vous éloignez pas trop de L’Épave !

La chaloupe « L’Oiseau Bleu » était de la même nuance que les vagues du lac St-Jean ; de loin, elle se confondait avec les ondes, ce qui fait que les superstitieux eurent beau jeu pour créer des contes. Ils prétendaient que la « Demoiselle de L’Épave », était un être étrange, qu’on pouvait la voir flotter très au large, en effleurant l’eau à peine. Combien de fois aussi on l’avait entendu chanter, telle une sirène ! Alors, elle agitait ses bras, comme si elle eut voulu attirer ceux qui passaient, afin de les entraîner avec elle, sans doute, sous les flots. Inutile de le dire, Nilka, lorsqu’elle agitait ses bras ainsi, c’était en maniant les avirons, bleus, eux aussi, et qu’on ne pouvait distinguer, à une certaine distance. Mais les pêcheurs et les Sauvages ne naviguaient plus que très au large de L’Épave. Le pêcheur se signait, et le Sauvage baisait l’amulette qu’il portait à son cou, en apercevant le bateau, craignant de voir surgir des flots, soudain, « l’étrange Demoiselle de L’Épave, aux allures de sirène. »

Un après-midi, Nilka partit en chaloupe. Le temps était splendide. Cependant, si la jeune fille eut observé attentivement le firmament, elle eut vu un nuage « gros comme un poing d’enfant », vers l’ouest. Joël, occupé dans son atelier, n’eut pas connaissance du départ de la chaloupe.

Heureuse de naviguer sur les flots bleus, Nilka ne s’aperçut pas qu’elle s’éloignait de L’Épave, et qu’elle s’en éloignait beaucoup. Soudain, elle eut conscience d’une chose, c’est que le soleil ne se mirait plus dans le lac ; que celui-ci reflétait plutôt des nuages menaçants d’aspect, puis, sans qu’elle en eut été avertie d’aucune manière, « L’Oiseau Bleu » se mit à subir d’assez brusques balancements.

— Qu’est-ce donc ? se demanda-t-elle.

Elle observa l’horizon et ce qu’elle vit la combla d’une grande frayeur : le lac St-Jean n’était plus une plaine unie ; au contraire, des montagnes liquides s’élevaient de partout. L’Épave n’était plus visible, et Nilka comprit qu’elle s’était égarée, et que bientôt, elle et son embarcation seraient englouties sous les énormes lames qui accouraient vers elle, de