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Levant les yeux soudain, le passant aperçut un jeune homme, le visage, les mains et les habits couverts de sang ; il tenait à la main un poignard, duquel dégouttait le sang… Ce jeune homme…

— C’était Armand Lagrève, l’employé de l’auberge du Tigre-Rampant, c’était moi, dit le fils de Mme Dussol. Quand j’arrivai près de la voiture, je vis ce que vit, quelques instants plus tard, le passant, excepté que le poignard était enfoncé dans le cœur de l’étranger. Dans mon inexpérience, je crus qu’en arrachant le poignard je pourrais peut-être sauver la vie de cet homme, dont le visage m’avait été sympathique. Hélas ! Aussitôt le poignard arraché, le sang de l’étranger se mit à couler à flot, m’inondant de la tête aux pieds… Et je fus arrêté, puis condamné à mort… Décart, le meurtrier ne fut pas même inquiété… Je parvins à m’évader de la prison, et depuis, je suis resté dans l’aile gauche de cette maison, à l’étage supérieur… Je le répète, je le reconnaîtrai Décart, si jamais je le rencontre ; Rollo aussi, le chien de l’étranger, un énorme collie, qui ne m’a jamais quitté depuis ma sortie de prison, Rollo dis-je reconnaîtrait Décart, si jamais il le revoyait… Et maintenant, cousin Hugues, à vous de décider ! Si vous entretenez le moindre soupçon à mon égard…

Hugues s’approcha d’Armand et il entoura ses épaules de son bras.

— Des soupçons ! Certes, non, cousin Armand ! Tu as été malheureux et mes sympathies te sont acquises… À l’île Rita, tu seras en parfaite sûreté, et, si tu le veux, nous partirons immédiatement pour le Valgai… car je ne doute pas que le Docteur Philibert…

— Oui, venez, mon garçon, dit le Docteur Philibert, et emmenez Rollo !

Un quart d’heure plus tard, le Docteur Philibert, Hugues et Armand, suivis de Rollo, quittaient les Peupliers, par le petit escalier dérobé.


CHAPITRE XX

UN VILLAGE FLOTTANT


Il était dix heures de l’avant-midi. Sur le lac des Cris, qui miroitait gaiement au soleil, voguait un petit village flottant. Il y avait d’abord un grand yacht de plaisance, et remorqués par ce yacht étaient deux radeaux. Le premier de ces radeaux était fait de forts madriers et de planches, supportant un poêle, deux matelas, des couvertures, une batterie de cuisine, de la vaisselle et quatre châssis. Sur le second radeau étaient deux chevaux, dont l’un, blanc comme la neige, et l’autre noir comme la nuit, entre le yacht et les radeaux, un pont provisoire avait été jeté ; de cette manière, chacun pouvait se promener à sa guise, soit sur le yacht, soit sur le train de bois, soit sur le radeau où étaient les chevaux.

Au moment où nous apercevons ce village flottant pour la première fois, voici ceux que contiennent le yacht et les radeaux : sur le yacht, dont le nom, à l’arrière était L’Ouragan, on voyait, d’abord, le Docteur Philibert, propriétaire de L’Ouragan, puis on voyait Roxane Monthy et sa petite sœur Rita. Il y avait aussi Lucie de St-Éloi et Mme Dussol. Oui, Mme Dussol avait voulu, pour des raisons que nous comprendrons facilement, faire partie de l’excursion à l’Île Rita, et comme elle avait été la bienvenue ! Célestin, le domestique du Docteur Philibert, se tenait à l’engin, car L’Ouragan était un yacht à vapeur.

Sur un des radeaux et muni d’une forte perche, était Armand de Châteauvert, que nous continuerons à nommer Armand Lagrève puisque c’est ainsi qu’il était connu. Tout en surveillant le radeau, les yeux du jeune homme se dirigeaient souvent vers L’Ouragan, car, à côté de Roxane, était Lucie, et Armand avait été victime du coup de foudre proverbial, la veille, dès qu’il s’était trouvé en présence de cette jeune fille. Et Lucie, de son côté, jetait souvent les yeux sur le radeau ; quand le regard des jeunes gens se rencontraient, tous deux rougissaient, puis ils baissaient les yeux, comme s’ils eussent été subitement intimidés.

Sur l’autre radeau était Hugues de Vilnoble et son petit domestique Souple-Échine. Hugues restait auprès de Bianco et Souple-Échine auprès de Netta. Les deux chevaux mangeaient paisiblement leur foin et ils avaient l’air assez à l’aise sur leur radeau ; cependant, il fallait prévenir le cas où ils pourraient être soudainement effrayés pour une raison ou pour une autre. Hugues, lui aussi, jetait souvent les yeux sur le yacht, qui contenait ce qu’il avait de plus cher au monde ; sa Roxane ! Roxane, de son côté, souriait souvent à son fiancé.

Tout à coup, Rita prit sa mandoline et elle joua une jolie ritournelle alors tous, sur le yacht et sur les radeaux, se mirent à chanter ce qui suit :


VOGUE, MON NAVIRE

Sur ce yacht de plaisance,
Naviguons ;
Dans notre joie immense,
Redisons :

REFRAIN

Vogue, mon navire,
Sur ce lac charmant ;
À la brise vire
Gracieusement.

II

Sous le vent qui te pousse,
Sans cesser,
Puisse la vague douce
Nous bercer !

III

Conduis-nous, je te prie,
Sans effort
Et sans nulle avarie,
Droit au port.


On allait lentement sur le village flottant, si lentement, qu’on était certain de ne pouvoir atteindre l’Île Rita ce soir-là. On n’était pas du tout pressé d’ailleurs, et une nuit passée au beau milieu du lac des Cris n’était pas pour effrayer nos excursionnistes. On