Page:Lacerte - Roxanne, 1924.djvu/33

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Mme Dussol se tut subitement, puis elle éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, tante Blanche, qu’y a-t-il ? demanda Hugues. Ne vous ai-je pas dit…

Hugues se tut, à son tour et une expression d’étonnement se peignit sur son visage. C’est que, dans l’encadrement de la porte entre le boudoir et la chambre à coucher de Mme Dussol, venait d’apparaître un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans.

Se voyant découvert, le jeune étranger s’avança dans le boudoir, jusqu’auprès du fauteuil de Mme Dussol.

— Armand ! s’exclama Mme Dussol.

— Ah ! fit le Docteur, en apercevant le jeune homme.

— Armand ! répéta Mme Dussol. Mon Dieu !

— J’étais là, et j’ai tout entendu, dit l’étranger, en désignant les portières.

— Ô mes amis, dit Mme Dussol, en sanglotant, c’est pour lui que je sollicite de l’aide, Hugues… Armand… Il est ton cousin, mon… fils.

— Votre fils ! s’écrièrent les deux hommes.

— Votre fils, tante Blanche ! Mais, je croyais, nous croyions tous qu’Yseult était votre seule enfant !

— Armand est mon fils, par mon premier mariage, Hugues, répondit Mme Dussol. Tu le sais, M. Dussol, le père d’Yseult, était mon second mari ; mon premier mari avait nom de Châteauvert : voici Armand de Châteauvert, ajouta-t-elle, en posant sa main sur l’épaule de son fils.

— Mais, pourquoi…commencèrent, ensemble Hugues et le Docteur Philibert.

— Pourquoi ne vous ai-je jamais parlé de mon fils ?… Pourquoi Yseult même, ignore-t-elle qu’elle a un frère ?… C’est la confession d’une lâcheté de ma part que je vais vous faire, d’une lâcheté que mon fils, mon premier-né, m’a pardonnée…

— Certes, mère, je ne vous ai jamais blâmée pour ce que vous avez fait, dit Armand de Châteauvert. Les circonstances…

— Mon Armand ! fit Mme Dussol, en jetant sur le jeune homme un regard affectueux. Mais, ajouta-t-elle, je vais vous raconter tout, voici : Quand M. de Châteauvert mourut, Armand n’avait que six mois. Étant restée sans beaucoup de moyens d’existence, je dus gagner ma vie. Je devins donc la compagne payée d’une dame, et avec elle je voyageai, deux années durant. Pendant ce temps, mon fils était chez une brave femme nommée Lagrève. Au bout de ces deux années de voyages, je rencontrai, dans la ville de Québec, M. Dussol, un riche célibataire, et il me demanda en mariage. Mme Messiers, celle dont j’étais la compagne, me conseilla fortement d’épouser M. Dussol qui, véritablement, possédait de nombreuses qualités. Je suivis le conseil de Mme Messiers. D’ailleurs, j’aimais M. Dussol, qui se montrait si plein de délicates attentions envers moi… Mais voilà : mon fiancé, s’il n’avait pas d’objections à épouser une veuve, n’aurait jamais, me dit-il un jour, épousé une mère de famille ; un homme serait porté, nécessairement, à être un peu jaloux de celui qui l’avait précédé dans les affections de sa femme ; que devait-ce être quand il y avait un enfant, qui rappellerait chaque jour au deuxième mari celui qui n’était plus… Je le comprends, je fus lâche, horriblement lâche… J’étais pauvre, M. Dussol était riche… Je ne lui dis pas un mot de mon fils, que j’aimais pourtant et que je voyais aussi souvent que possible. Plus tard, me disais-je, j’avouerais tout à mon mari… Je n’en eus jamais le courage… Armand, dont je payais généreusement la pension, fut élevé comme l’enfant de Mme Lagrève, et encore aujourd’hui, il porte ce nom…

— Armand Lagrève ! s’écria le Docteur Philibert.

— Oui, Docteur, Armand Lagrève, répondit le jeune homme. Vous connaissez ce nom, à ce que je vois ; il a été associé, ce nom, à un crime, un meurtre horrible. Mais, je le jure devant Dieu qui m’entend, je n’étais pas coupable ! Cet homme qui fut trouvé mort dans sa voiture, un coup de poignard dans le cœur, je connais son meurtrier de vue et…

— Mais, Armand Lagrève, si je me souviens bien, fut condamné à mort ! dit le médecin.

— Oui… Écoutez, cousin Hugues, reprit Armand, je vais tout vous raconter ; ensuite, si vous désirez encore me venir en aide, je vous en serai reconnaissant…

— Je vous écoute, cousin Armand, répondit Hugues.

— Un soir, il y a trois ans, une querelle s’éleva dans une auberge où j’étais employé ; cet auberge avait nom : « Le Tigre-Rampant ». Un étranger s’engagea dans une partie de cartes avec un individu nommé Décart. Cet homme, ce Décart, a dû changer son nom cent fois, depuis ; mais non son visage, et je le reconnaîtrais si je le revoyais. Décart fut découvert trichant aux cartes, et l’étranger, qui avait perdu beaucoup d’argent (avec ce Décart) accusa hautement le tricheur. Il y eut des menaces échangées entre les deux hommes, puis tous deux quittèrent l’auberge. Le malheur voulut que, poussé par la curiosité, je quittasse l’auberge, à la suite des deux hommes. Je les vis : l’étranger monta en voiture et Décart à cheval. Ils partirent assez lentement, la voiture précédant le cheval… Je n’avais que vingt ans et j’étais curieux d’assister à la bataille qui assurément aurait lieu entre les deux hommes. Je sellai vite un des chevaux de l’auberge et je partis à leur suite… L’obscurité était si grande que je ne pouvais les apercevoir ; j’entendais seulement le bruit de la voiture de l’étranger et le galop du cheval de Décart… Si vous le voulez bien, Docteur Philibert, vous raconterez ce qui suivit.

— C’était dans tous les journaux d’alors, dit le Docteur Philibert. Un passant vit une voiture arrêtée sur le bord du chemin ; dans cette voiture était un homme assis, qui tenait les guides, mais qui maintenait une étrange immobilité. À côté de la voiture était un chien collie ; il hurlait la mort. Le passant s’approcha de la voiture et regarda à l’intérieur… Alors, la parfaite immobilité de l’occupant lui fut expliquée : il était mort… Il avait été dardé au cœur et le sang coulait à flot de sa blessure…