Page:Lacerte - Roxanne, 1924.djvu/49

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plique à Silverstien, mais, vraiment, ça demandait trop d’effort, trop d’attention soutenue pour causer longtemps avec lui, et finalement, elle avait haussé les épaules et lui avait tourné franchement le dos.

Après le dîner, Silverstien se hâta de se rendre à sa chambre. Installé dans un confortable fauteuil, il faisait des réflexions, tout en fumant un excellent cigare (un cigare de Champvert, entre parenthèse).

— Que c’est ennuyant cette maison, se disait-il, et qu’il me tarde de m’en aller d’ici ! Vraiment, j’aurais fait aussi bien de m’engager comme mineur dans les houillères de l’Alberta… comme c’était mon intention tout d’abord, plutôt que de venir m’empêcher aux Peupliers… Je crois que, au lieu de vingt-mille dollars, je n’en demanderai que dix milles à Ignace Décart-dit-Champvert, pour le petit papier bleu… Ensuite, je m’en irai… Dix-mille dollars, c’est encore beau ; avec cette somme, je pourrai m’acheter un bon ranch… Il est évident que ce cher Décart (pardon ! Champvert) est complètement à la merci de sa femme et qu’il lui arrachera difficilement même dix-mille dollars… Dans tous les cas, dès demain, je lui mettrai le marché en mains, car je ne puis m’éterniser ici ; je finirais par y mourir d’ennui et de spleen… Je vais aller faire une petite promenade dehors, conclut Silverstien ; ce sera toujours aussi gai qu’ici, quoiqu’il commence déjà à faire un peu noir.

Ce disant, il se leva en bâillant, il prit son chapeau et sa canne et sortit, dans l’avenue des peupliers. Pendant une demi-heure à peu près, Silverstein marcha de long en large, puis il enfila une allée de sapins, qui se trouvait à sa gauche et bientôt, il arriva à l’extrémité du terrain des Champvert.

Ouvrant une barrière, le juif s’engagea sur le grand chemin, dans la direction de l’ouest et, tout en faisant exécuter à sa canne les plus extraordinaires moulinets, il se mit à chanter une chansonnette allemande, dans laquelle il était question d’une « douce Gretchen au teint de lys et de roses, aux cheveux d’or allant jusqu’à la ceinture » etc. etc.

Soudain, Silverstien cessa de chanter : c’est que, dans un champ, mais tout près du chemin, il venait d’apercevoir une jeune fille ; une Allemande ! Impossible de s’y tromper ! Une vraie Gretchen aux cheveux d’or, au teint de lys et de roses. La jeune Allemande essayait, sans y parvenir, à enlever les perches d’une clôture. Henric Silverstien était de son naturel, fort galant ; il s’empressa donc d’accourir vers la jeune fille et, lui parlant en allemand, il lui dit :

— Permettez-moi de vous aider, Mademoiselle !

— Merci, Monsieur ! répondit la jeune fille, dans la même langue.

— Ah ! Vous êtes Allemande ! Je l’avais deviné ! Quel bonheur pour moi de pouvoir rendre même ce léger service à une compatriote !

Avant enlevé les perches, il tendit la main à la jeune fille, afin de lui aider à traverser un petit fossé qu’il y avait, entre la clôture et le chemin puis il remit les perches en place.

— Oh ! Mon panier ! s’écria l’Allemande, en désignant l’autre côté de la clôture. Je l’avais oublié !

— Je vais aller le chercher, dit Silverstien, qui se hâta d’escalader la clôture, puis de rapporter à la jeune fille un panier, qui pesait joliment.

— Comment vous remercier, Monsieur ! s’écria-t-elle, en tendant la main pour recevoir le panier.

— Ce panier est trop lourd pour vous, Mademoiselle, dit le juif. Laissez-moi le porter, n’est-ce pas ?… Demeurez-vous loin ?

— Oh ! oui, assez loin… Chaque soir, je suis obligée d’aller aux provisions. Ma mère me charge de ce soin, voyez-vous. C’est qu’elle est trop fatiguée elle-même, quand vient la fin de la journée, pour marcher si loin.

— Chaque soir, vous allez aux provisions, dites-vous ?… Et toujours à la même heure, peut-être… et par le même chemin ?

— Mais, oui ! répondit, naïvement, la jeune Allemande. Vous êtes un étranger ici, Monsieur ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, Mademoiselle. Je suis en visite chez le notaire Champvert, aux Peupliers. Connaissez-vous les Peupliers ?

— Cette belle propriété, devant laquelle nous passons en ce moment ?

— Oui, répondit Silverstien. Me permettez-vous de vous dire mon nom, Mademoiselle ?

— Sans doute ! répondit, en souriant l’Allemande.

— Je me nomme Henric Silverstien… pour vous servir, Mademoiselle.

— Comme c’est curieux ! s’exclama la jeune fille, qui se mit à rire.

— Qu’est-ce qui est curieux, chère Mademoiselle ?

— Que nous portions le même nom…

— Le même nom ? Comment ! Vous nommez-vous Silverstien, vous aussi ? Peut-être sommes-nous cousins… Les Silverstien…

— Non ! Non ! Je me nomme Gretchen Henric.

— Gretchen Henric… Votre nom de famille est le même que mon prénom. En effet, c’est singulier… Et vous vous nommez Gretchen ?

— Oui, M. Silverstien.

— La douce Gretchen ! murmura le juif, et la jeune Allemande rougit, ou, du moins, elle baissa la tête, comme prise de timidité.

— Si vous voulez bien me remettre mon panier maintenant, dit Gretchen, je préfère que vous ne m’accompagniez pas plus loin. Ma mère n’approuverait pas peut-être… et… Bon soir, M. Silverstien !

— Je vous obéis, douce Gretchen, quoiqu’à regret. Demain soir… peut-être que vous reviendrez, à la même heure ?

— Je ne promets…rien, répondit Gretchen en souriant.

— Oh ! de grâce, promettez ! Si vous saviez ce que c’est, pour moi, cette rencontre ! Dites que vous reviendrez, demain soir, chère Gretchen !

— Je reviendrai, dit, presque tout bas, la jeune fille.

— À demain ! Si vous…