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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/61

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le docteur gilbert.

il viendrait me demander pardon, est-ce que je lui pardonnerais… est-ce que j’aurais l’infamie d’ouvrir mes bras à un homme encore tout profané d’adultères caresses ! Non, non, jamais !…

Elle s’arrête et garde le silence ; mais ses lèvres remuent encore et laissent jaillir par moment quelques syllabes inarticulées et sourdes comme si elle se parlait à elle-même.

Tout à coup elle tressaille et marche à grands pas dans la chambre, puis elle ouvre un secrétaire et fouille dans le premier tiroir que rencontre sa main.

— Je puis mourir ! murmure-t-elle avec un sourire plein d’une joie lugubre. Je me rappelle qu’il y a dans ce tiroir une arme, un instrument de mort… Ah ! le voici !… Anatole au moins ne me l’a pas ôté !… Je lui rends grâces…

Puis s’emparant d’un pistolet contenu dans un petit coffre, elle s’assura qu’il était chargé, et l’appuyant contre sa poitrine, à l’endroit du cœur :

— Mourons, s’écrie-t-elle comme en démence. Que demain, quand il reviendra, il trouve un cadavre !

Déjà son doigt touche la détente : le coup va partir…

Soudain elle frissonne et sa main retombe comme paralysée.

— Mais, mon enfant ! soupire-t-elle avec une intonation plaintive, mon pauvre enfant !… que deviendra-t-il ?… Ai-je bien le droit de mourir ?… Il n’a déjà plus de père !… Et, quand je serai morte, qui prendra pitié du malheureux orphelin !… Non, je suis mère… il faut que je vive… Mais vivre !… moi, si jeune encore… traîner jusqu’au bout tout une longue existence de tortures, de honte et de larmes… Oh ! non ! non ! c’est au dessus de mes forces !… Oh ! Dieu ! pardonnez-moi, je suis trop malheureuse…

Alors elle appuie contre son front la bouche du pistolet, et, posant son doigt sur la détente, elle la presse et ferme les yeux. Mais son doigt se raidit en vain, la batterie demeure immobile et la détente ne remue pas.

Elle regarde et s’aperçoit que le pistolet n’est pas armé ; elle l’arme, et s’apprête une troisième fois à mourir.

— Non ! s’écrie-t-elle d’une voix concentrée, je ne puis… Cette arme me fait horreur… je ne sais pourquoi… On dit qu’on ne souffre pas cependant… que c’est une mort subite… Oui ; mais ce genre de mort est épouvantable ! Je ne puis, sans frémir jusqu’à la racine des cheveux, songer à cette affreuse balle de plomb qui va briser mon crâne, disperser ma cervelle sanglante, et faire de moi un objet hideux… J’aimerais mieux mourir autrement ; oui, dussé-je souffrir davantage… Je préférerais du poison… Mais je n’en ai pas ! Allons… un instant de courage, et tout sera fait… je n’ai qu’à plier le doigt, et tous mes tourmens seront finis !… N’importe, c’est horrible !… Pour me donner du courage, relisons les lettres de l’ingrat, ces lettres et ces vers tout pleins d’amour, qui ne sont plus maintenant qu’une atroce imposture, une atroce ironie !

Elle s’assied devant le secrétaire, ouvre un tiroir, prend au hasard quelques papiers et se met à lire.

— Ah ! quelles expressions de flamme !… que de sermens !… quelle passion brûlante et vraie !… Hélas ! je ne lui demandais pas tant d’amour… malgré sa cruelle indifférence, je ne me plaignais pas… Mais il m’a trahie !… Dieu ! voici les vers qu’il écrivait sur mon album quelques jours avant la naissance de notre enfant !… Je veux les lire !

Et d’une voix entrecoupée de sanglots douloureux, elle murmura :

Ange dont l’aile sainte enveloppe ma vie,
Oiseau mélodieux, que la main du Seigneur
Envoya, pour chanter sur ma tête ravie,
Comme un hymne éternel d’amour et de bonheur…