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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/7

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le docteur gilbert.

mari n’apprenne jamais que vous avez pu douter de son amour un instant… car il en mourrait !

Madame de Ranval sembla réfléchir un moment, et d’une voix moins tremblante, elle dit à Mariane en l’embrassant :

— Pardonne-moi, chère Mariane, je suis folle… Va, je ne pense pas un mot de tout cela… j’ai la tête encore un peu faible… Hélas ! je suis une pauvre convalescente, Mariane, et mille chimères me troublent l’esprit… Mais ne va pas croire au moins que je soupçonne Anatole de me trahir… non, non, je suis sûre de lui comme de moi-même… Je t’en conjure, oublie ce que tu viens d’entendre… Mais je te connais excellente fille, je sais toute la tendresse que tu nous portes… tu es discrète, et mes injustes paroles ne sortiront jamais de tes lèvres.

— Oh ! madame, elles n’en sortiront jamais, s’écria Mariane ; mais dites-moi que vous l’aimez toujours ce cher Anatole ! il est si bon, si plein d’honneur et de générosité !… c’est l’image vivante de sa pauvre mère qui lui a légué toutes tes vertus !… il n’a pas son pareil sur la terre.

— Oui, Mariane, c’est le meilleur des hommes… honneur, probité, délicatesse, il a toutes les vertus avec le génie… Va, je n’oublierai jamais que je suis la première femme qu’il ait aimée… et qu’il m’a prise obscure et sans fortune, lui qui, déjà poète fameux, environné partout d’hommages, aurait pu former une alliance plus avantageuse.

— A-t-on besoin d’être riche pour être heureux ? dit Mariane ; que lui importait la fortune ? il vous aimait, madame. Ce cher enfant, il était encore au collége, qu’il m’avait déjà fait sa confidence. Ah ! je me rappelle comme il était heureux quand il venait passer avec vous le temps des vacances à Fontainebleau !… À peu près du même âge, vous étiez aussi beaux l’un que l’autre, aussi aimans… Et déjà vos pères, qui s’aimaient fraternellement tous deux, se plaisaient à voir grandir avec vous cette innocente et mutuelle affection !… ils vous destinaient déjà l’un à l’autre, et votre amour s’accordait avec leur désir.

— Mon pauvre père… dit Mathilde en soupirant, oui, je me rappelle encore de quelle joie rayonnait sa belle et noble figure quand il parlait de cette union si désirée. Hélas ! il n’a pas vu sa fille heureuse et mariée à l’homme qu’il aimait tant… Heureuse ! ah ! qu’ai-je dit ? le suis-je encore ?… Lui, qui aimait si tendrement sa fille, peut-être a-t-il bien fait de mourir, car maintenant… Non, Mariane, non, je ne puis retenir mes larmes… mon bonheur est détruit ; je n’en veux accuser personne… Anatole est toujours pour moi plein d’égards et de douceur… et s’il ne m’aime plus comme au premier jour, ce n’est pas sa faute… Au moins j’ai la conviction qu’il n’en aime pas une autre que moi… Mariane, souviens-toi comme j’étais heureuse… et compare, si tu peux, les deux premières années de mon mariage avec celle-ci… Quel changement !… Il n’y avait pas alors de félicité égale à la mienne… j’étais à l’homme que j’adorais… et notre vie s’écoulait pure et calme dans une intimité délicieuse !… Nous voyions peu de monde, mais nous savions nous suffire à nous-même : qu’avions-nous besoin, pour être heureux, de spectacles et de bals ?… nous préférions à tous ces bruyans plaisirs nos tranquilles promenades dans la campagne au coucher du soleil… Nous vivions d’amour, de poésie et de religion… Alors, je n’avais plus qu’une seule chose à demander au ciel, — un fils ! — non pour resserrer les liens de notre amour… c’eût été impossible… mais pour répandre sur un être adoré le trop plein de nos cœurs !… Eh bien ! Dieu écouta ma prière… je mis au monde un fils !… Pourquoi ne suis-je pas morte alors ?… je n’aurais pas vu la ruine de mon bonheur ! Combien de maux Dieu m’aurait épargnés en me rappelant à lui… je n’aurais pas vu s’éteindre l’amour d’Anatole… on ne m’eût pas séparée de mon fils. — Ah !