Page:Lafargue - La légende de Victor Hugo, 1902.djvu/52

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le rôle de martyr de la République, de victime du Devoir. Le rôle séduisait sa vanité. S’il n’était pas né dans une île, ainsi que Napoléon, il allait vivre exilé dans une île ainsi que lui. Imiter Napoléon, devenir le Napoléon des lettres, berça l’ambition de toute sa vie.

Les proscrits coudoient toutes les misères, disait le grand Florentin ; mais Hugo avait plus d’intelligence que Dante. Avec un art que n’égala jamais Barnum, il fit de l’exil la plus retentissante des réclames. L’exil était l’enseigne criarde et aveuglante accrochée à sa boutique de librairie de Haute-Ville House. Les rois ne l’avaient pensionné que d’une somme de 3,000 francs ; sa clientèle bourgeoise lui valait cinquante mille francs par an. Il n’avait pas perdu au change. Il trouva que l’Empire avait du bon : « Napoléon a fait ma fortune », avouait-il dans un de ces rares moments, où il déposait sa couronne d’épines. Comment la bourgeoisie bourgeoisante ne s’extasierait-elle pas devant cet homme, qui avait su rendre l’exil si doux et si profitable ? — Les génies que l’on renomme ne savent trouver que douleurs dans l’exil, les commerçants qui s’expatrient au Sénégal, aux Indes, ces pays de fièvres et d’hépatites, après des dix et vingt ans d’exil ne parviennent à amasser qu’une pelote de quelques centaines de mille francs, s’ils ont en poupe le vent de la chance ; et lui Victor Hugo, le Prométhée moderne, vit dans une île délicieuse, où les médecins envoient leurs invalides, il s’entoure d’une cour d’adulateurs empressés, qui le font mousser, il voyage tranquillement