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ŒUVRES DE JULES LAFORGUE

de la truffée, je n’aimerai peut-être pas la partie truffée et serai obligé de la jeter, et ce sera cela de poids en moins — Or, je l’aime non truffée, et les truffes en moins feront du non truffé en plus — et je conclus à haute et intelligible voix : — Non truffée ! Cet être s’attaqua à un gros bloc recouvert de gelée ambrée et m’enveloppa dans un papier une grande plaque mince qui alla rejoindre les deux sous de pain dans ma poche. Puis dans une fruiterie j’ai acheté pour la modique somme de dix centimes une tranche de melon qu’on m’enveloppa aussi, et je remontai chez moi. Je m’enferme à double tour et je mange en songeant à la vie, à toi qui ne m’écris pas, etc. Puis, une fois tout fini, ne voulant pas laisser dans ma chambre la croûte de la tranche de melon, ce qui aurait révélé ma misère au garçon préposé à l’entretien de ma chambre, je pris mon chapeau, ma canne, mis mes gants, puis fit passer ladite croûte dans ma poche. Je descendis, et faisant semblant de me promener sous les arcades de l’Odéon, j’épiai un moment favorable, et laissai tomber cette croûte à terre. Puis, je suis allé chez Henry[1], où j’ai pris du café, et, à onze heures, je me suis couché.

  1. M. Charles Henry, physiologiste et érudit, est né à Bolleviller (Alsace) le 16 mai 1859. Il était donc, de fort peu, l’aîné de Jules