Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/23

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un attroupement qui ne peut être que ces comédiens.

Le passeur dans son large bachot les embarquait ; un roquet aboyait à ces oripeaux ; un gamin s’était arrêté de faire des ricochets. Un de ces messieurs, très drapé, prit comme le passeur, et du geste d’un qui s’encanaille pour divertir la compagnie, une paire de rames, et l’on cingla vers… Des index tendus indiquaient le Château, une des dames laissait pendre un bras nu au fil de l’eau, et les abois, les rires, les voix, arrivaient clarifiés comme à l’aquarelle. Il y avait certes là l’étoffe d’un beau soir au XVIIe siècle.

Hamlet quitte la fenêtre, et, s’installant devant une table, se met à feuilleter deux cahiers minces.

— Voilà, pourtant ! Mon sentiment premier était de me remettre l’horrible, horrible, horrible événement, pour m’exalter la pitié filiale, me rendre la chose dans toute l’irrécusabilité du verbe artiste, faire crier son dernier cri au sang de mon père, me réchauffer le plat de la vengeance ! Et voilà (ῶ Πόθος τού είναι) ! je pris goût à l’œuvre, moi ! J’oubliai peu à peu qu’il s’agissait de mon père assassiné, volé de ce qu’il lui restait à vivre dans ce monde précieux (pauvre homme, pauvre homme !), de ma mère prostituée (vision qui m’a saccagé la Femme et m’a poussé à faire mourir de honte et de détérioration la céleste Ophélie !), de mon trône enfin ! Je m’en allais bras dessus, bras dessous avec les fictions d’un beau sujet ! Car c’est un beau sujet ! Je refis la chose en vers ïambiques : j’intercalai des hors-d’œuvre profanes ; je cueillis une sublime épigraphe dans mon cher Philoctète. Oui, je fouillais mes personnages plus profond que nature ! je forçais