Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/43

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On n’a pas conscience du passage de la dernière pensée lucide au sommeil, à la syncope, à la Mort. C’est entendu. Mais ne plus être, ne plus y être, ne plus en être ! Ne plus pouvoir seulement presser contre son cœur humain, par une après-midi quelconque, la séculaire tristesse qui tient dans un tout petit accord au piano ! — Mon père est mort, cette chair dont je suis un prolongement n’est plus. Il gît par là, étendu sur le dos, les mains jointes ! Qu’y puis-je, que passer un jour à mon tour par là ? Et on me verra aussi, dignement étendu, les mains jointes, sans rire ! Et l’on se dira : « Quoi ! c’est donc là, là, ce jeune Hamlet si gâté, si plein d’une verve amère ? C’est lui, là, devenu si sérieux, comme les autres ; il a accepté sans révolte et de ce grand air si digne cette criante injustice d’être là ? »

Hamlet se prend son futur crâne de squelette à deux mains et essaie de frissonner de tous ses ossements.

— Oh ! voyons ! voyons ! Soyons sérieux ici ! Oh ! je devrais trouver des mots, des mots, des mots ! Mais qu’est-ce donc qu’il me faut, si ceci me laisse froid ? — Voyons : quand j’ai faim, j’ai la vision intense des comestibles ; quand j’ai soif, j’ai la sensation nette des liquides ; quand je me sens le cœur tout célibataire, j’ai à sangloter le sentiment des yeux chéris et des épidémies de grâce ; donc si l’idée de la mort me reste si lointaine, c’est que je déborde de vie, c’est que la vie me tient, c’est que la vie me veut quelque chose ! — Ah ! ma vie, donc à nous deux !

— Hé là-bas, vous ! lui crie le second fossoyeur, voilà justement le convoi d’Ophélie qui monte !