Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/58

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paieriez à l’instant la mort de mon honorable père et celle de ma sœur, cette jeune fille accomplie, là, sur leurs tombes !

— Ô Laërtes, tout m’est égal. Mais soyez sûr que je prendrai votre point de vue en considération...

— Juste ciel, quelle absence de sens moral !

— Alors, vous croyez que c’est arrivé ?

— Allons ! Hors d’ici, fou, ou je m’oublie ! Quand on finit par la folie, c’est qu’on a commencé par le cabotinage.

— Et ta sœur !

— Oh !

À ce moment, on entend dans la nuit toute spectralement claire l’aboi si surhumainement seul d’un chien de ferme à la lune, que le cœur de cet excellent Laërtes (qui aurait plutôt mérité, j’y songe, hélas ! trop tard, d’être le héros de cette narration) déborde, déborde de l’inexplicable anonymat de sa destinée de trente ans ! C’en est trop ! Et saisissant d’une main Hamlet à la gorge, de l’autre il lui plante au cœur un poignard vrai.

Notre héros s’affaisse sur ses genoux orgueilleux dans le gazon, et vomit des gorgées de sang, et fait l’animal talonné par une mort certaine, et veut parler... il parvient à articuler :

— Ah ! Ah ! qualis... artifex... pereo !

Et rend son âme hamlétique à la nature inamovible.

Laërtes, idiot d’humanité, se penche, embrasse le pauvre mort au front et lui serre la main, puis, tâtonnant dans le vide, s’enfuit à travers les clôtures, pour toujours, se faire moine, peut-être...