Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/72

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Ruth n’a jamais été mariée ou fiancée, et son annulaire gauche aux phalanges tristement nacrées porte une alliance, fort mince il est vrai (encore quelque mystère).

Idéale agonisante, trop tôt enlevée au dilettantisme de ses amis, en sa robe gris de fer aux longs plis droits, un carrick de fourrure sur les épaules et haut col de dentelle blanche fermé, comme broche, d’une vieille et mince pièce d’or aux trois fleurs de lys ; cheveux d’ambre roux massés sur le front et minutieusement tressés en doux chignon plat à la Julia Mammea sur la nuque pure ; yeux effarés, bons mais inapprivoisables ; petite bouche gourmande mais exsangue ; air trop tard, trop tard adorable ! Trop tard adorable, car comment ce teint de cire s’empourprerait-il désormais dans des scènes de jalousie ?…

Elle dit, sans doute pour s’écouter dire encore quelque chose :

— Ah ! Patrick, le bruit de ce gave me fera mourir… À côté de l’hôtel, cascade, en effet, le gave.

— Allons, Ruth, ne vous faites pas des idées.

Alors elle fourrage, pour s’étirer l’humeur, dans les fades roses-thé (le médecin lui a défendu les roses rouges couleur de sang) jonchant sa couverture à damier noir et blanc, puis conclut, comme toujours, mais avec une moue finement martyre qui dissipe tout soupçon de pose :

— Faible, Patrick, faible, en Vérité, comme un sachet éventé…

C’est le frère et la sœur, mais de mères différentes (très différentes), lui son cadet de quatre ans, adolescent et noble