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À M. LE COMTE D’ESGRIGNY.

fruits pour mon repas, je montai dans les appartements, et j’ouvris les volets, fermés depuis trois ans. Mais il n’y entra que plus de tristesse avec plus de jour, car la lumière, en les remplissant, ne faisait que m’en montrer davantage le vide. Il n’y eut que quelques oiseaux familiers, ces beaux paons nourris par nos mains, qui parurent se réjouir en voyant se rouvrir les fenêtres : ils regardèrent, ils volèrent lourdement un à un, comme en hésitant, du gazon sur le rebord de la galerie gothique, où nous avions l’habitude de leur égrener des miettes de pain ; ils me suivirent comme autrefois jusque dans les chambres, en cherchant de l’œil les femmes et en frappant du bec les parquets retentissants. La fidélité de ces pauvres oiseaux m’attendrit. Je me hâtai de descendre dans l’enclos, pour échapper à la solitude inanimée des murs. Mes chiens seuls me suivaient, et je pensais au jour où il faudrait aussi les congédier.

Pour un homme qui a longtemps habité en famille un site de prédilection, le jardin est une prolongation de l’habitation, c’est une maison sans toit ; il a les mêmes intimités, les mêmes empreintes, les mêmes souvenirs ; les arbres, les pelouses, les allées désertes, se souviennent, racontent, retracent, causent ou pleurent comme les murs. C’est un abrégé de notre passé. J’y retrouvais toutes les heures au soleil ou à l’ombre que j’y avais passées, toutes les poésies de mes livres et de mon cœur que j’y avais senties, écrites ou seulement rêvées, pendant les plus fécondes et les plus splendides années de mon été d’homme. Chaque source balbutiait comme autrefois sa note que j’avais reproduite, chaque rayon sur l’herbe son image que j’avais repeinte, chaque arbre son ombre, ses nids, ses brises dans ses feuilles vertes ou ses frissons dans ses feuilles mortes que j’avais goûtés, recueillis et répercutés dans mes propres