Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 3.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comme au sein d’une nuit où tout regard expire,
Si quelque feu lointain sur un mont vient à luire,
L’œil, volant de lui-même à la vive clarté,
Franchit, sans y toucher, des champs d’obscurité,
Et, s’attachant dans l’ombre au seul point qui rayonne,
Oublie, en l’admirant, la nuit qui l’environne.
Et tu veux aujourd’hui qu’ouvrant mon cœur au tien,
Je renoue en ces vers notre intime entretien ?
Tu demandes de moi les haltes de ma vie,
Le compte de mes jours ?… Mes jours ! je les oublie,
Comme le voyageur, quand il a dénoué
Sa ceinture de cuir, et qu’il a secoué
De ses souliers poudreux la boue et la poussière,
Redoutant de porter un regard en arrière,
Dédaigne de compter tous les pas qu’il a faits
Pour arriver enfin à son foyer de paix.
Ainsi dans mon esprit ma route est effacée ;
Je n’en rappelle rien à ma triste pensée,
Que la source où j’ai bu dans le creux de ma main,
L’arbre qui répandit l’ombre sur mon chemin,
La fleur que sur ses bords ma main avait choisie,
Afin d’en respirer jusqu’au soir l’ambroisie,
Et qui dès le matin, cédant à la chaleur,
Se pencha languissante et mourut sur mon cœur !

Et de ma vie obscure, hélas ! qu’aurais-je à dire ?
Elle fut… ce qu’elle est pour tout ce qui respire :
Un rêve du matin, qui commence éclatant
Par de divins amours dans un palais flottant,
Se poursuit dans le ciel, et finit sur la terre
Par du pain et des pleurs sur un lit de misère !
Ami, voilà la vie universelle, hélas !
Et la mienne : et pourtant je ne l’accuse pas !