Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 30.djvu/288

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que, disait-on, nous n’étions que deux jeunes filles, et que nous n’avions qu’une chambre derrière la boutique. La mairie avait des égards, quoi !


LIII


« Voilà qu’un jour, en revenant de la manœuvre (on a bien raison de dire, cette fois, que faute d’un clou le monde serait boiteux)… voilà donc qu’un jour, en revenant de la manœuvre, passe un jeune maréchal des logis à la tête de son peloton au grand trot, le sabre à la main. Le clou d’un des fers de devant de son cheval s’en va je ne sais comment, le fer se tourne sens dessus dessous ; le cheval, embarrassé par son fer qui lui pend au pied, fait un faux pas sur le pavé ; il s’abat, il jette le cavalier à dix pas devant lui contre le banc de pierre de notre boutique, il lui roule sur le corps ; nous jetons un cri. Le peloton, lancé à grande course, ne peut pas s’arrêter court, les chevaux sautent par-dessus leur chef renversé ; on le relève, il était tout en sang, il ne donnait plus signe de vie, on le croit mort, on l’étend sur le banc de pierre. Josette et moi, monsieur, nous en avions pitié que nous en pleurions, bien que nous ne le connussions pas ; c’était un si beau jeune homme ! il ne paraissait pas avoir vingt ans ; les yeux fermés, le front coupé en deux endroits, par deux cicatrices d’où le sang coulait sur ses joues blanches, des cheveux noirs comme la crinière de son casque, mais plus fins ; des traits délicats comme une jeune fille, un enfant de famille, quoi ! qui servait pour son agrément, et qu’on avait fait maréchal des logis tout de suite pour le faire officier en quelques mois ! Ah ! il fallait voir comme ses soldats l’aimaient. Ils