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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/204

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RAPHAËL

pleurer à jamais ? Et puis son cœur était-il libre de répondre au mien ? Était-il vraisemblable qu’une telle beauté eût traversé le monde et fût arrivée jusqu’à cette maturité touchant presque au déclin de la jeunesse sans avoir inspiré a personne cette passion qui semblait alanguir ses regards ? N’avait-elle pas un père, une mère, des sœurs, des frères ? N’était-elle pas mariée ? N’y avait-il pas dans l’univers un homme séparé momentanément d’elle par des circonstances inexplicables, mais qui vivait de son cœur comme sans doute elle vivait du sien ?

Je me disais tout cela pour éloigner l’obsession involontaire, découragée, et cependant délicieuse. Je dédaignais même de m’informer. Je trouvais plus digne et peut-être aussi plus doux de laisser errer mon esprit dans l’inconnu.

XV

Mais la famille du vieux médecin n’avait pas les mêmes raisons pour respecter ce secret. La curiosité, naturelle à des hôtes dans ces maisons qui vivent des étrangers, interprétait à table toutes les circonstances, toutes les probabilités, toutes les notions les plus fugitives qu’elle pouvait recueillir sur la jeune étrangère. Sans interroger, et en évitant même de provoquer la conversation sur elle, j’appris le peu qui transpirait de cette vie cachée. Je rompais en vain l’entretien. Il revenait tous les jours et à tous les repas sur ce sujet : hommes, femmes, enfants, jeunes filles, baigneuses, domestiques de la maison, guides sur les montagnes, bateliers sur le lac, elle avait frappé, touché, attendri tout le monde sans parler a personne. Elle était la pensée, le respect, l’entretien, l’admiration de chacun. Il y a de ces êtres qui rayonnent, qui éblouissent, qui