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RAPHAËL

comme des parentés de cœur, me quittaient une à une pour rentrer chez leurs mères ou pour suivre leurs maris. Aucune mère ne me rappelait. Aucune parente ne venait me visiter. Aucun jeune homme n’entendait parler de moi dans le monde et ne me demandait en mariage. J’étais triste de ces départs successifs de toutes mes amies ; triste de cet abandon du monde entier et de ce veuvage éternel du cœur avant d’avoir aimé. Je pleurais souvent en secret. Je reprochais intérieurement à la négresse de ne pas m’avoir laissé ensevelir dans les flots de ma première patrie, moins cruels que ce monde où le sort m’avait jetée.

» Un homme célèbre et âgé venait de temps en temps, au nom de l’empereur, visiter la maison d’éducation nationale et s’informer des progrès que les élèves faisaient dans les sciences et dans les arts enseignés par les premiers maîtres de la capitale ; on me produisait sans cesse à lui comme le modèle le plus accompli de l’éducation donnée à ces orphelines. Il me traitait depuis mon enfance avec une prédilection toute particulière. « Que je regrette, disait-il quelquefois assez haut pour que je l’entendisse, de n’avoir pas un fils ! »

» Un jour, on me fit demander au salon de la supérieure. L’illustre vieillard m’y attendait. Il paraissait aussi intimidé que je l’étais moi-même. « Mademoiselle, me dit-il enfin, les années coulent pour tout le monde, longues pour vous, courtes pour moi. Vous avez aujourd’hui dix-sept ans. Dans quelques mois, vous toucherez à l’âge où cette maison doit vous rendre au monde. Mais le monde, il n’y en a pas pour vous recevoir. Vous êtes sans patrie, sans maison paternelle, sans biens et sans parents en France. La terre où vous êtes née est possédée par les noirs. Ce dénûment de toute existence indépendante et de toute protection me trouble depuis plusieurs années pour vous. La vie gagnée par le travail d’une jeune fille