Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
232
RAPHAËL

l’image m’avait désenchantée d’avance de tous les êtres réels !

» Oh ! dit-elle en finissant et en se voilant les yeux de ses longs doigts roses à travers lesquels je vis filtrer une ou deux larmes ; oh ! s’il n’était pas trop tard pour vivre encore ! Je voudrais vivre maintenant des siècles pour ce frère qui a prié, qui a été ému de pitié pour moi, qui a pleuré, et, ajouta-t-elle en dévoilant tout à coup ses yeux levés vers le ciel, qui m’a appelée sa sœur !… Et qui ne me retirera plus ce doux nom, poursuivit-elle avec un accent et un regard de tendre interrogation, ni pendant ma vie, ni après ma mort ?… »

.........................

XXXII

Ma tête tomba, anéantie de félicité, sur ses pieds ; ma bouche s’y colla sans pouvoir trouver une parole.

J’entendis le pas des bateliers qui venaient nous avertir que le lac était calme et qu’il restait juste assez de jour pour repasser à la rive de Savoie. Nous nous levâmes pour les suivre.

Elle et moi nous marchions d’un pas chancelant comme dans l’ivresse. Oh ! qui pourrait décrire ce que j’éprouvais en sentant le poids de son corps souple, mais affaissé par la souffrance, peser délicieusement sur moi comme si elle se fût involontairement complu à sentir et à me faire sentir à moi-même que j’étais désormais la seule force, le seul appui de sa faiblesse chancelante. J’entends encore, après dix ans écoulés depuis cette heure, le bruit des feuilles sèches qui criaient en se froissant sous nos pas ; je vois encore nos deux longues ombres confondues en une seule