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LE TAILLEUR DE PIERRE

hameau des Huttes, dont vous êtes aujourd’hui le seul habitant, avait été ainsi abandonné aux ronces et aux lierres ; et comment tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants s’en étaient écoulés, comme l’eau qui fuit d’une écluse quand un orage emporte la digue en laissant le poisson mort dans le sable sec au fond. Vous ne m’avez pas dit non plus qui est-ce qui avait anciennement roulé ces grosses pierres brutes autour de cette petite enceinte de terre plus profonde, construit cette croix à trois pierres, et élevé ces cinq ou six monticules de gazon que vous ne fauchez pas comme le reste, et qui ressemblent tant à des tombes du cimetière de Saint-Point, que je vois verdoyer sous ma fenêtre.

Lui. — Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? La terre parle bien d’elle-même. Là où l’on voit le dos d’un sillon, on peut bien dire qu’il y a eu un épi et un coquelicot, n’est-ce pas ? Là où l’on voit des sépultures, on peut bien dire qu’il y a eu des hommes et des femmes. Cet enclos était autrefois le cimetière des Huttes. On l’avait choisi parce que c’est le seul endroit de la montagne où la terre a assez de profondeur pour couvrir une bière. D’ailleurs, on ne la creusait pas souvent, puisqu’il n’y avait que trois maisons qui ne faisaient qu’une famille. Tous les dix ou quinze ans peut-être, on y couchait un vieillard ou un enfant des Huttes. On cultivait tout alentour, en respectant seulement la motte de terre du dernier couché, comme dans nos cabanes on met le berceau à côté du lit. J’ai entendu mon grand-père raconter bien des fois comment il avait vu, dans son enfance, bâtir la grosse croix avec ces trois pierres que trente hommes d’à présent ne placeraient pas les unes sur les autres. Ils trouvèrent la première plantée telle que la voilà dans la terre, comme le tronc d’un châtaignier sans tête, de mille ans, cassé par le vent à la naissance des branches. On ne sait pas si c’est un os de la terre qui a percé la peau, ou bien si c’est une roche qui