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DE SAINT-POINT.

c’est mauvais signe pour le mariage, vois-tu ; mais quand elles s’en sauvent, c’est signe qu’elles veulent qu’ils les recherchent pour tout de bon.

» — Oh ! que non ! répondis-je à ma mère ; Denise n’a pas de ces semblants-là.

» — Eh bien, me dit-elle, fais voir semblant toi-même de t’en aller demain pour ton tour de France, et tu verras si elle est bien aise ou si elle est fâchée.

» — Eh bien, je ne ferai pas semblant, je m’en irai tout de bon, » repris-je.

» Et j’allai tout triste m’asseoir sur la margelle du puits.

» Le soir, après souper, je dis à ma mère, à mon frère, à ma petite sœur, devant Denise : « Je vous dis bien adieu à tous ; je veux devenir un bon compagnon ouvrier. Demain, avant le jour, je pars pour mon tour de France. » Mon frère et ma sœur furent bien fâchés. Ma mère me donna devant eux le bâton à manche de cuir incrusté de clous à tête de cuivre, le tablier fin et les outils de mon père. Je fis mon sac devant eux. Quand Denise vit que je mettais de l’huile sur le cuir de mes souliers, elle s’en alla à la chambre au-dessus de l’étable, et elle ne rentra plus. Tout le monde était triste, excepté ma mère, qui se doutait bien que je n’irais pas loin.

» Pourtant je partis le lendemain comme je l’avais dit, et, en passant dans la cour, sous le volet de Denise, je lui criai : « Adieu, Denise ! » mais rien ne me répondit. Je me dis : « Il faut que je l’aie bien offensée, pour qu’elle me laisse partir ainsi sans seulement me souhaiter bon voyage. » Les pieds me collaient à terre sous sa fenêtre, comme si les clous de mes souliers avaient été enfoncés dans le rocher. À la fin, je descendis pourtant par le sentier, lentement, sans me retourner, de peur d’être tenté de revenir, les jambes me flageolant sous moi comme sous un homme qui a bu. Hélas ! je n’avais pourtant bu que mes larmes toute la nuit. J’avais un brouillard sur les yeux ; je