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CHRISTOPHE COLOMB.

l’humanité, même pour lui conquérir une idée, une vérité ou un monde, la fait murmurer. L’homme est comme l’océan, il a une tendance au mouvement et un poids naturel à l’immobilité : de ces deux tendances contraires naît l’équilibre de sa nature, malheur à qui le rompt !

L’aspect de cette flottille, à peine comparable à une expédition de pêche ou de trafic sur la côte, était bien propre à contraster, dans les yeux et dans l’âme du peuple, avec la grandeur et les périls qu’elle allait si témérairement affronter. Des trois barques de Colomb, une seule était pontée, celle qu’il montait. C’était un étroit et frêle navire de commerce, déjà vieux et fatigué des flots. Les deux autres étaient sans pont, qu’une lame aurait suffi pour engloutir. Mais la poupe et la proue de ces barques, très-élevées au-dessus des vagues, comme les galères antiques, avaient deux demi-ponts, dont le vide donnait asile aux matelots dans les gros temps et empêchait que le poids d’une vague embarquée ne fît sombrer la caravelle. Ces barques étaient montées de deux mâts, l’un au milieu, l’autre en arrière du bâtiment. Le premier de ces mâts portait une seule grande voile carrée ; le second, une voile latine triangulaire ; de longues rames, rarement et difficilement employées, s’adaptaient, dans le calme, aux bordages bas du milieu de la caravelle, et pouvaient, au besoin, imprimer une lente impulsion au bâtiment. C’est sur ces trois barques d’inégale grandeur que Colomb disposa les cent vingt hommes qui composaient en tout ses équipages. Lui seul y montait avec un visage serein, avec un regard assuré, avec un cœur ferme. Ses conjectures avaient pris, depuis dix-huit ans, dans son esprit, le corps d’une certitude. Bien qu’il eût dépassé ce jour-là plus de la moitié du terme de sa vie, et qu’il entrat dans sa cinquante-septième année, il regardait comme rien les années qui étaient derrière lui : toute sa vie, à ses yeux, était en avant ; il se sentait la jeunesse de l’es-