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CHRISTOPHE COLOMB.

pierres précieuses, les plaines embaumées d’épices qui se levaient déjà pour lui de l’autre côté de cet espace dont chaque lame portait leurs voiles à ces merveilles et à ces félicités. Ces images peintes des couleurs prestigieuses de l’opulente imagination de leur chef enivrèrent et relevèrent ces cœurs affaissés ; les vents alizés, soufflant constamment et doucement de l’est, semblaient seconder l’impatience des matelots. La distance seule pouvait désormais les effrayer. Colomb, pour leur dérober une partie de l’espace à travers lequel il les entraînait, soustrayait chaque jour, de son calcul de lieues marines, une partie de la distance parcourue, et trompait ainsi de la moitié du chemin l’imagination de ses pilotes et de ses matelots. Il notait secrètement pour lui seul la véritable estime, afin de connaître, seul aussi, le nombre de vagues qu’il avait franchies, et les jalons de route qu’il voulait cacher comme un secret à ses rivaux. Les équipages, en effet, illusionnés par l’haleine égale du vent et par la paisible oscillation des lames, se figuraient flotter lentement dans les dernières mers d’Europe.

Il aurait voulu leur dérober également un phénomène qui déconcertait sa propre science à deux cents lieues de Ténériffe. C’était la variation de l’aiguille aimantée de la boussole, dernier et selon lui infaillible guide, qui chancelait lui-même aux limites d’un hémisphère infréquenté. Il porta seul en lui-même, pendant quelques jours, ce doute terrible. Mais ses pilotes, attentifs comme lui a l’habitacle, s’aperçurent bientôt de ces variations. Saisis du même étonnement, mais moins raffermis que leur chef dans l’inébranlable résolution de braver même la nature, ils crurent que les éléments eux-mêmes se troublaient ou changeaient de loi au bord de l’espace infini. Le vertige qu’ils supposaient dans la nature passa dans leur âme. Ils se communiquèrent en palissant leur doute, et abandonnèrent les navires au hasard des flots et des vents, seuls