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notes.

malédiction. Pendant dix mois de l’année, la montagne est couverte d’une neige tellement épaisse et intense, que les rayons du plus chaud soleil semblent avoir peu d’empire sur elle ; en sorte qu’il lui faut de grands mois pour parvenir à la fondre, et à la faire couler en torrents le long des entonnoirs de la montagne. Mais il arrive toujours que lorsque ce résultat est obtenu, l’hiver, de son côté, est revenu, ramenant de nouveau le froid, la neige, les glaces, en sorte que la tête de la montagne reprend sa couronne blanche, qu’elle n’a presque pas eu le temps de quitter. C’est, du reste, un admirable contraste et du plus merveilleux effet, que cette neige du haut et cette verdure dans le bas.

» Mon compagnon de voyage, en me faisant remarquer ce qui passait sous nos yeux, en me disant le nom des villages que nous apercevions dans le lointain comme au travers d’un verre magique, en me racontant les chroniques dont sa tête était meublée, appela mon attention sur une ruine située précisément en face de nous, sur un double mamelon superposé : elle consistait en un pan de muraille droite sur le premier mamelon, en un second pan de forme arrondie, figurant un reste de vieille tour, sur le second mamelon ; et quand j’eus regardé sans rien trouver qui tînt ma curiosité bien éveillée, il se chargea de le faire, et n’eut besoin que de dire ce seul mot : Ceci est le château Bayard.

» Ce lieu jadis célèbre, et qui mériterait de l’être encore à tant de titres, était un pèlerinage où l’on venait des contrées les plus éloignées honorer le berceau du chevalier auquel la postérité a conservé le beau nom de chevalier sans peur et sans reproche. Mais les révolutions, qui ne respectent rien, qui s’acharnent sur tout ce qui est grand et beau, sur tout ce qui est d’un noble exemple de fidélité et d’honneur, n’ont pas respecté le vieux manoir : celui qui s’était constitué le gardien et le dépositaire de ce précieux legs, à défaut d’héritier direct, qui avait consacré sa fortune à la noble mission de réparer les ravages que le temps avait faits au monument, celui-là a été proscrit, et obligé de discontinuer la noble tâche qu’il avait entreprise. Depuis ce temps, où l’on a vu vendre à l’encan les meubles qui servaient au noble chevalier, depuis ce temps l’édifice, attaqué plutôt par l’indifférence que par la vieillesse, s’en est allé fragments par fragments, sans que personne ait jamais rien fait, rien tenté pour arrêter sa ruine ; et le vent qui bat la montagne emporte chaque jour une pierre du vieux donjon, qu’elle roule, comme une feuille flétrie et détachée de l’arbre, au milieu du monceau commun.

» Hélas ! hélas ! tout meurt, tout s’en va ! hommes et châteaux,