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entretien
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barrassée et humiliée en la forçant de s’asseoir vis-à-vis de moi. Seulement je causais avec elle tout en soupant lentement, les coudes sur la table, à la façon des montagnards désheurés.

Après le souper, je me rapprochais du foyer, où elle jetait de moment en moment des écarrissures pétillantes de sapin ; je faisais sécher à la flamme le canon et les bassinets huilés de mon fusil entre mes jambes ; je détachais mes guêtres de cuir, je les ramollissais au feu pour le lendemain. Geneviève levait le couvert, distribuait le fond des plats à ses chiens ou à ses poules, repliait la nappe, remettait, soigneusement enveloppé, le pain dans la huche, la lampe au bec de fer, suspendue à côté de l’âtre, au manteau de pierre noire de la haute cheminée ; puis elle s’asseyait un peu en arrière de moi pour tricoter des bas de grosse laine blanche qu’elle avait filée dans l’autre saison. Nous causions alors plus longuement et plus familièrement que le reste de la journée, au seul bruit de la cascade dehors et du feu qui pétillait dedans ; nous parlions du mort, de ses vertus, de ses charités, de sa pauvreté, de sa résignation dans ce désert où on l’avait relégué, comme pour cacher son éclat naturel et ses talents, enfouis à tout autre œil qu’à l’œil de Dieu et des pauvres ; de ses habitudes, de ses méditations, de ses prières, du mystère de sa jeunesse, à demi révélé par les pèlerinages qu’il faisait de temps en temps au tombeau de la grotte des Aigles, de sa dernière maladie, de ses suprêmes paroles, de sa joie quand il avait senti que Dieu consentait enfin à abréger sa pénitence et à le rappeler au ciel ; puis de la douleur inconsolable de ses paroissiens, des femmes et des vieillards qui venaient déjà de loin s’agenouiller sur sa fosse comme sur celle d’un saint, de la nudité de son presbytère, de ce qu’allaient devenir les colombes, le chien, les oiseaux, les arbres, qu’il taillait la