Page:Landry, Principes de morale rationnelle, 1906.djvu/247

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proche, trop aisément réalisable. Voulant découvrir les causes qui ont amené l’établissement dans les sociétés de la division du travail, M. Durkheim examine si parmi ces causes il faut ranger l’aspiration des hommes vers le bonheur, et à l’encontre de cette idée il développe cet argument, parmi d’autres, que « notre puissance de bonheur est très restreinte », que c’est à bon droit « que l’expérience humaine voit dans l’aurea mediocritas la condition du bonheur ». « Un développement modéré, dit-il, [de la division du travail et de la richesse] eût suffi pour assurer aux individus toute la somme de jouissances dont ils sont capables »[1]. Et cet argument contre une certaine explication scientifique du phénomène de la division du travail pourrait devenir, sinon un argument contre l’utilitarisme, du moins un motif de chercher une doctrine morale différente de l’utilitarisme.

Mais la raison principale pour laquelle M. Durkheim ne veut pas adhérer à la doctrine utilitaire est autre — c’est même, d’une certaine manière, le contraire de la raison que je viens d’indiquer — ; c’est que M. Durkheim, comme d’autres philosophes, Marx par exemple[2], veut une morale réaliste. Si l’on se propose un idéal trop éloigné de la réalité sur laquelle on veut agir, on se condamnera à l’impuissance ; ou bien, dans la mesure où l’action qu’on exercera aura de l’efficacité, on produira des résultats fâcheux. Il ne faut pas « pousser violemment les sociétés vers un idéal qui [nous] paraît séduisant »[3] ; vouloir créer « une civilisation supérieure

  1. II, I, § I (v. en particulier pp. 213, 215).
  2. Voir ma leçon sur Karl Marx, dans les Études sur la philosophie morale au xixe siècle (Paris, Alcan, 1904).
  3. Les règles de la méthode sociologique, 3, § 3, p. 93.