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Page:Lange - Histoire du matérialisme, Pommerol, 1879, tome 2.djvu/81

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équivoque dans laquelle, par cette fatale direction, la chose en soi aboutit à être une réalité ; elles n’atteignent que la construction d’une connaissance, qui n’est pourtant pas connaissance, d’une science, qui, d’après ses propres hypothèses, ne doit pas être appelée science. Kant ne voulait pas comprendre et déjà Platon n’avait pas voulu comprendre que le « monde intelligible » est un monde de poésie ; et que c’est précisément en cela que consistent sa valeur et sa dignité. Car la poésie, dans le sens élevé et étendu, où il faut l’admettre ici, ne peut pas être regardée comme un jeu, comme un caprice ingénieux ayant pour but de distraire par de vaines inventions ; elle est au contraire un fruit nécessaire de l’esprit, un fruit sorti des entrailles mêmes de l’espèce, la source de tout ce qui est sublime et sacré ; elle est un contre-poids efficace au pessimisme, qui naît d’un séjour exclusif dans la réalité.

Kant avait un esprit capable de comprendre ce monde intelligible ; mais son éducation intellectuelle et l’époque, où sa vie scientifique avait pris naissance, l’empêchèrent d’arriver au but désirable. De même qu’il ne lui fut pas accordé de trouver, pour le puissant édifice de ses pensées, une forme noble, débarrassée des complications de l’art du moyen âge, de même à lui fut impossible de développer pleinement et librement sa philosophie positive. Sa philosophie s’élève avec une tête de Janus sur la limite de deux âges, et ses relations avec les écrivains de la grande époque de la poésie allemande dépassent de beaucoup la sphère des influences accidentelles et individuelles. Voilà pourquoi on dut bientôt oublier ses subtilités sophistiques dans la déduction de la liberté : la sublimité, avec laquelle il conçut l’idée du devoir, enflamma l’esprit de la jeunesse et plus d’un passage de ses écrits, malgré la nudité de son style anguleux, enivra, comme l’eût fait un chant héroïque, les âmes emportées par le souffle idéal de l’époque. « Il y a encore un professeur d’idéal », disait Kant vers la fin de la Critique de