Page:Langevin - La Pensée et l'action, 1950.djvu/281

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étant pas allés depuis 36 mois, du long retard sinon de l'absence totale du courrier de France (Petit Marseillais, 30 sept. 1919). Les conditions morales étaient pires encore. La guerre était finie, et aucune raison légale ne pouvait être invoquée pour les envoyer com-battre un pays dans lequel se passaient des événements mal connus qui apparaissaient à beaucoup d'entre eux comme l'aube voilée et d'autant plus belle peut-être d'un jour nouveau si longtemps attendu. Qui de nous ne se rappelle les émotions du début de la révolution russe, cette première réalisation des espoirs de libération universelle, pour laquelle tant de jeunes hommes avaient déjà librement et presque joyeusement consenti à mourir, ce premier écroulement de despotisme politique, grâce auquel nous vint, un mois plus tard, la joie de l'aide américaine, efficace et définitive ? Nos marins sentaient cela, et leur répugnance à servir dans de telles conditions est soeur de l'élan qui nous a valu la victoire, de l'invisible discipline intelligente de ceux qui allaient ou qui croyaient aller mourir pour la libération du monde et la fin des conflits barbares. Il n'est pas facile de constituer et de maintenir une force inconsciente et brutale dans une société où un peu de lumière a commencé à pénétrer. La même raison qui a fait notre force intelligente pendant une guerre légale et consentie, a fait notre faiblesse en mer Noire. Il faut en prendre son parti, et qui accepte l'une doit comprendre l'autre et se rendre compte que les éléments humains, les meilleurs de la nation, ceux qui savent souffrir et au besoin mourir pour une idée, sont intervenus le plus efficacement d'un côté comme de l'autre, que matériellement et moralement, les marins de la mer Noire sont les frères de nos morts vénérés.


Je sais, en disant cela, ne pas manquer au respect que nous devons à ceux-ci, et j'en veux trouver la preuve en examinant, à titre d'exemple, et pour démontrer la valeur morale et technique des hommes qui attendent actuellement un geste de pardon et de pitié, le cas particulier du plus élevé en grade et du plus durement frappé d'entre eux, le mécanicien principal André Marty. Marty eut de bonne heure la vocation du métier de marin. Après avoir brillamment conquis son diplôme de bachelier au collège de Perpignan, et ne pouvant entrer à l'École Navale dont il avait dépassé la limite d'âge, il voulut rejoindre la marine comme mécanicien. Il se met, dans ce but, au travail manuel, apprend la chaudronnerie et, devenu bon ouvrier, s'engage en 1908 dans la flotte comme matelot mécanicien; il sort facilement le premier de l'École de Toulon, puis se présente à un concours difficile, celui d'élève officier mécanicien, dont la plupart des candidats sortent des Écoles d'Arts et Métiers; il est reçu premier avec 50 points d'avance sur le suivant. Embarqué, il part en Indochine où il sert pendant 18 mois, remet en état les machines des torpilleurs Mousquet et Pistolet, auxquels il rend leur valeur combative, puis collabore au tracé de la carte du fleuve Mékong, étant chargé du lever hydrographique de la carte de fond et des calculs de triangulation. Il reçoit pour ce travail les félicitations du Commandant général de la marine d'Indochine. Il contribue ensuite au sauvetage du torpilleur Tabou (1911) échoué dans la baie d'Along; il s'offre comme volontaire scaphandrier et travaille en dirigeant son équipe pendant 65 minutes par 15 mètres de fond, il remonte exténué pour recevoir l'accolade de son commandant. Chargé, en passant, de l'approvisionnement de milliers de tonnes de charbon pour une escadrille de torpilleurs, il fait coffrer un fournisseur qui cherchait à tromper et lui offrait un pot-de-vin (il y avait déjà des mercantis, mais on les coffrait). La guerre trouve Marty en juillet 1914 sur le cuirassé Mirabeau, où il est chargé du service de sécurité du bâtiment et de la surveillance des mécanismes compliqués servant à l'assurer. Le 8 décembre 1915, il embarque sur le torpilleur Cimeterre et mène en Adriatique la vie infernale d'escorte des convois et de chasse aux sous-marins. Le torpilleur s'échoue sur les rochers de Brindisi. Pendant huit jours consécutifs, dormant deux ou trois heures par nuit, Marty travaille et réussit à sauver le bâtiment. Voici ce que dit à ce sujet le second maître mécanicien Jaliu dans une lettre écrite aux frères de Marty : On pourrait peut-être retrouver le Lieutenant de vaisseau qui commandait le Cimeterre, lors-que celui-ci s'est coulé en sortant de Brindisi, le dimanche 23 janvier 1916. Il a vu à l'oeuvre lors de cet accident, Marty qui a su donner à tous l'exemple du courage et de l'endurance, car ce n'est qu'après 36 heures de travail consécutif et après plusieurs ordres du Commandant que votre frère a consenti à prendre un peu de repos. Il était exténué. C'est lui encore qui, alors que l'eau envahissait la chaufferie arrière allumée est resté avec le plus grand sang-froid pour faire les manoeuvres nécessaires en pareil cas. Quand il quitta la chaufferie, il avait de l'eau jusqu'au ventre. Il nous fit tous monter et sortit le dernier. A une demande de récompense on répondit que tout le monde avait fait son devoir, sans quoi le premier-maître Marty aurait dû être le premier cité.

Nommé mécanicien principal, il embarque sur le Protée, le 1" septembre 1917. En donnant le projet complet d'un réchauffeur sur lequel il bûchait depuis un an et demi, il permet de porter à 27 noeuds la vitesse du bateau primitivement inférieure à 23 noeuds. Des dix officiers mécaniciens de la flotte des torpilleurs, Marty est encore classé le premier et reçoit, le 6 février 1919, un témoignage officiel de satisfaction du ministre. Le Moniteur Officiel de la Flotte du 11 janvier 1919 publie cette citation à l'ordre de l'armée navale :

La division des flottilles de l'Adriatique, pendant plus de trois ans dans le voisinage de l'ennemi, toujours en alerte, a conservé jusqu'au dernier jour son ardeur et son esprit d'offensive, malgré des pertes s'élevant au quart de son effectif de torpilleurs et à la moitié de son effectif de sous-marins. S'est particulièrement distingué dans les opérations qui ont abouti au sauvetage de l'armée serbe en 1916.

Au milieu des fatigues de ces croisières en Adriatique, Marty, qui travaille avec ses équipes comme un marin, trouve moyen, la nuit d'écrire des études originales sur des matières techniques, l'usure des condenseurs et des turbines, la meilleure utilisation de l'huile lourde dans la chauffe. Atteint à la fin de la guerre d'une forte grippe infectieuse avec congestion pulmonaire et crachements de sang, Marty resta quarante jours dans un hôpital de Naples et refusa de prendre les trente jours de convalescence auxquels il avait droit. Il répondait ainsi aux reproches de son frère : Que veux-tu, j'avais réparé les machines et ne pouvais laisser à un autre la responsabilité de la direction. Surtout nous trouvant dans un endroit particulièrement dangereux, le champ de mines des Dardanelles.

Ce que nous venons d'apprendre sur sa vie de marin, justifie entièrement les appréciations élogieuses envoyées par ses maîtres, ses chefs et ses amis quand ils eurent appris son malheur. Son caractère nous apparaît comme d'une élévation rare, éclairé par la lumière intérieure de l'amour du travail, des idées et des hommes. Voici ce que dit M. Prat, docteur ès lettres, professeur de philosophie au collège de Perpignan :

Il ne m'appartient pas d'apprécier les actes pour lesquels André Marty, mon ancien et malheureux élève a été si sévèrement condamné. Je n'ai pu avoir sur cette triste affaire que des renseignements très vagues et très incomplets. Mais je connais bien André Marty. J'ai toujours eu pour lui la plus affectueuse estime. Il a été dans ma classe non seulement un élève irréprochable, intelligent, appliqué, consciencieux, il était de plus une belle nature morale, généreuse, désintéressée. Il était aimé de ses camarades et de ses professeurs. Je n'arrive pas à me persuader qu'un homme comme André Marty qui représentait une valeur sociale, qui était un homme de devoir dans toute l'acception du terme, ait pu commettre un crime contre la Patrie.

Voici l'opinion de M. Debelmas, ancien professeur de sciences d'André Marty, ancien principal du collège de Perpignan : J'ai toujours estimé André pour ses grandes qualités. Il a été mon élève, j'ai eu avec lui de longues conversations, et nous avons entretenu une correspondance presque ininterrompue pendant de longues années. Je sais ce qu'il vaut; ses paroles comme ses écrits étaient toujours inspirés par le plus pur sentiment du devoir et je le crois absolument incapable de commettre une action contraire à l'honneur.

Voici enfin, pour achever de le peindre, un extrait d'une lettre que Marty lui-même écrivait au moment où il fut promu officier : Je suis enfin chef et je puis appliquer mes principes sur mes hommes; ailleurs c'était impossible. Par tous les moyens, je les ai favorisés, j'ai adouci leur sort, éclairé leur intelligence. Ce sont des hommes d'élite. Voilà l'armée démocratique.

Et j'ajoute : Citoyens, voilà le chef et voilà les hommes pour qui nous demandons aujourd'hui un geste de justice humaine. Encore mal remis de sa maladie récente, Marty apprend à son arrivée en mer Noire la mort de son père et d'une grand-mère qu'il aimait tendrement. Quelques semaines plus tard, dans des conditions que nous connaissons mal, et sans que la défense ait même fait état de son admirable passé, sans qu'aucun témoin à décharge ait pu intervenir, André Marty était condamné par le conseil de guerre réuni le 4 juillet 1919 à Constantinople, sur le Condorcet, à la dégradation militaire, à vingt ans de travaux forcés et à vingt ans d'interdiction de séjour, sous l'inculpation:

1° D'avoir voulu former un complot contre l'autorité du commandant de son bâtiment, en vue de rentrer en France;

2° D'avoir excité les marins à rentrer en France.

Il y a un an de cela, et Marty est actuellement à Nîmes, soumis à l'horrible régime des maisons centrales, privé de toute liberté, non seulement matérielle, mais intellectuelle et morale, puisque toute lecture même lui est interdite. Une disposition votée par la commission de législation laisse au Président de la République le soin d'étendre par voie de grâce les limites de l'amnistie prochaine. Puisse le premier magistrat du pays ouvrir largement ses mains pour le pardon ! Vers lui nous nous tournons pour lui dire: Monsieur le Président, au pays qui a besoin de leur force et de l'apaisement que lui apportera votre geste de justice, à vous-même aussi et aux traditions de votre famille, vous devez d'amnistier tous les marins de la mer Noire.