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l’influence d’un contact de plus en plus intime avec les faits, en tenant compte des réponses que fournit la nature aux questions de plus en plus précises qui lui sont posées par l’esprit. Si l’honnête nature refuse de répondre ou dit des choses obscures, nous devons être certains que la question fut mal posée. C’est à l’esprit de faire l’effort nécessaire, en modifiant au besoin sa structure, pour poser des questions comportant des réponses effectives.

Cette conception évolutive s’est imposée au cours des deux crises que vient de traverser la Physique : celle de la relativité et celle des quanta. La première nous a montré la nécessité de remettre en question nos conceptions les plus fondamentales, ces catégories de l’espace et du temps que Kant considérait comme innées, intangibles et définitives. La deuxième, celle des quanta, nous a mis en présence de réponses indéterminées. On a jugé utile, pour les interpréter, d’énoncer un soi-disant principe d’indétermination dont certains ont cru pouvoir tirer des conclusions hâtives quant à la validité de l’attitude déterministe sans laquelle aucune science n’est possible. En réalité, nous devons être convaincus que s’il y a indétermination dans les réponses, c’est que les questions sont mal posées, que notre esprit est encore trop pauvre et trop enfantin pour savoir interroger la nature de façon adéquate et précise. C’est à lui de s’ingénier pour déchiffrer l’énigme. Les succès du passé nous sont un sûr garant des succès de l’avenir.

Il nous apparaît de plus en plus certain que toute notre attitude vis-à-vis de la réalité, humaine aussi bien que matérielle, doit procéder de cette même tactique intellectuelle. Si, comme je le disais tout à l’heure, la justice, réputée boiteuse, est en retard sur la science, ma conviction profonde est qu’il appartient à celle-ci de tendre à sa compagne une main fraternelle pour lui permettre de regagner le terrain perdu. Si les institutions humaines sont en retard sur le progrès technique, il importe qu’on applique à l’étude des premières l’esprit et les méthodes qui ont permis le second, auquel nul d’entre nous ne voudrait renoncer puisqu’il représente notre seule possibilité de libération matérielle des hommes, condition nécessaire et préalable de leur libération morale. Il dépend de nous d’orienter l’usage de ce moyen dans un sens favorable en mettant au service de la justice les résultats de la science en même temps que son esprit.

Il est satisfaisant de constater que nous allons bien dans ce dernier sens en élargissant, en étendant aux problèmes humains les applications de la méthode et de l’esprit scientifique de consultation déférente des faits et d’humilité de notre raison naissante devant les grandes leçons que nous donne l’expérience.

C’est le devoir de ceux qui ont eu l’avantage de pouvoir se nourrir du bon lait de la science, plein lui aussi de tendresse humaine, de collaborer à cette tâche, et c’est pour cela que, très humblement, je suis venu parmi vous. J’ai compris cette nécessité depuis bien des années, depuis que la guerre nous a manifesté de manière particulièrement grave le retard dont j’ai parlé. Il m’a paru nécessaire, pour être d’accord avec ma conscience, de venir participer à l’œuvre humaine qu’on poursuit dans ce Congrès.

Nous traversons une période particulièrement difficile, importante et décisive. Je considère que tous ceux qui ont eu la bonne fortune d’une formation scientifique, ne peuvent pas se désintéresser de ce qui se passe au dehors, bien qu’il soit plus confortable de rester dans la paix des laboratoires, bien que jamais les progrès de la science pure et de ses applications d’ordre matériel n’aient été plus rapides ni plus attachants.

Comment pouvons-nous, à l’intérieur de ces laboratoires, mesurer, prévoir et prévenir au besoin les répercussions de ces progrès eux-mêmes sur les institutions et les difficultés des hommes ? Nous devons, et c’est ce que j’essaie de faire ce soir, leur dire notre confiance dans la valeur humaine de l’esprit scientifique et les encourager dans la voie déjà largement ouverte de son application aux faits sociaux et moraux pour faciliter le développement de leur institutions et la solution de leurs difficultés.

Vous savez combien, depuis quelques dizaine d’années, la psychologie dont nous avons ici les représentants les plus qualifiées, combien l’histoire, la sociologie ont bénéficié de l’attitude scientifique de soumission de l’esprit devant la réalité. Les construction à priori, comme cette économie politique dont l’objet essentiel était de justifier un état de chose ancien, ont vraiment fait faillite dans leur prétention de prévoir, commencent par enregistrer le résultat des expériences de plus en plus importantes et massive qui sont faites sur nous à la grande douleur des hommes.