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LES CARACTÈRES ET LES PASSIONS.

Mais l’inexplicable dans l’amour, c’est l’existence, et c’est l’individuel : ce n’est pas l’essence, ni le général. Pourquoi tel et telle ? pourquoi tel ou telle plutôt que tel ou telle ? voilà l’insoluble mystère. Mais le sentiment une fois posé, et entre tel et telle, il n’y a plus rien, pour Corneille, d’obscur.

D’abord on aime quand on veut aimer. Non pas qu’on puisse exciter en soi ces sympathies puissantes, mais on peut y accéder ou les réprimer. Ceux qui suivent l’amour sans réflexion ni résistance, sont des faibles, donc méprisables. Dès qu’un personnage mérite quelque estime, il réfléchit, et dès lors sait, peut résister. Il faut pour qu’il s’abandonne à sa passion, qu’une passion plus noble et plus mâle l’autorise, telle qu’est, par exemple, l’ambition. Ayant à peindre Cléopâtre, Corneille croit en relever le caractère en ne la montrant ni coquette, ni voluptueuse, ni passionnée, mais simplement ambitieuse, fière d’asservir le vainqueur du monde, et de monter au trône par sa soumission. Tous ceux en qui le poète veut montrer quelque grandeur, sont ainsi des amants qui ne consentent à l’être que rassurés sur les suites par leur raison. Sertorius ne croit point du tout se diminuer aux yeux de Viriate, ni la faire douter de la force de son sentiment, en lui montrant qu’il ne fera rien pour l’amour, qu’il ne suivra que sa politique et l’intérêt de son parti.

Les vrais héros ont un amour d’une rare essence, qui n’a pas besoin de s’appuyer sur un principe plus noble. Chez eux, l’amour réunit toutes les forces de l’âme, affection, raison, volonté : ils connaissent ce qu’ils aiment pour le plus grand bien qu’ils puissent