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CORNEILLE.

baptême, il connaît mieux son Dieu, et ce que c’est que de l’aimer. Il sait qu’il lui doit tout, et que de se réserver, ou d’excepter quoi que ce soit, c’est dérober quelque chose à la souveraine perfection qui veut tout l’amour, toute l’âme. Donc le combat cesse en lui : il ne reste plus suspendu entre sa femme et Dieu. Il vole au martyre ; il envisage la mort sans effroi, avec enthousiasme. Il renonce à tout le bonheur terrestre, même le plus légitime. Il fait plus, il renonce même à la douceur d’être pleuré par la femme qu’il quitte, et il se purifie si bien de l’amour-propre, qu’il la donne à un rival, pour être heureuse sans lui, et par un autre. Elle refuse, elle s’attache à lui : mais il ne la voit qu’en Dieu. Son amour ne s’arrête plus à la créature, il est charité ; ni pour soi ni pour elle, Polyeucte ne conçoit plus de bonheur dans l’échange de l’affection humaine ; pour elle comme pour soi, il met toute la félicité à connaître Dieu, et, le connaissant, à l’aimer. Il n’aime plus en elle que la chrétienne future, la prédestinée encore inconsciente. Tout ce passage d’une âme qui estime d’abord par rapport à soi, puis par rapport à Dieu l’objet aimé, cette conversion de la pensée à qui peu à peu la vérité se découvre tout entière. Corneille a enregistré tout cela dans la symétrie de deux répliques :

Au premier acte :

Je vous aime,
Le ciel m’en soit témoin, cent fois plus que moi-même.

Au quatrième acte :

Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.