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CORNEILLE.

délicate que la seule surprise où elles nous jettent. Cette soudaineté trahit la spontanéité : ailleurs, le héros délibère, examine, et comme tâte son chemin. Ici il s’élance ; il n’a le loisir de rien regarder ni calculer : sa parole est le produit immédiat d’un besoin intérieur, d’une nécessité d’essence. Dans son effort enthousiaste, c’est tout son cœur qui vient sur ses lèvres. Et voilà ce que nous sentons beau d’une beauté supérieure.

Il nous reste enfin à considérer comment la réduction des objets d’affection en motifs rationnels transforme le conflit fameux de la passion et du devoir. Cet antagonisme dont on parle si souvent va nous apparaître dans une lumière toute nouvelle. Car si, dans une âme généreuse, l’amour est toujours fondé sur une connaissance vraie, s’il s’adresse toujours à un bien véritable et vraiment aimable, cet amour est bon, légitime : il ne saurait donc être question de l’extirper. La vraie lutte de l’amour et du devoir est dans la Phèdre de Racine. Mais les héros de Corneille ne combattent pas leur noble amour : ni Rodrigue ne songe à ne plus aimer Chimène, ni Chimène à ne plus aimer Rodrigue ; ni Pauline même ne se propose de ne plus aimer Sévère, ni Polyeucte ne le lui demande. Dans ces grandes âmes, l’amour fait une partie de leur vertu. Mais — ce qui est très différent — en gardant leur amour, ils s’abstiennent de le suivre. Ils l’aiment comme une noble partie d’eux-mêmes, et le témoignage de leur aspiration au bien : mais ils se défendent d’y prendre leur maxime de conduite. Ils le subordonnent à un bien supérieur. Au fond, dans Corneille, la lutte